La Douleur, de Marguerite Duras : récits intimes

Il pourrait revenir directement, il sonnerait à la porte d’entrée : « Qui est là. – C’est moi. » Il pourrait également téléphoner dès son arrivée dans un centre de transit : « Je suis revenu, je suis à l’hôtel Lutetia pour les formalités. » Il n’y aurait pas de signes avant-coureurs. Il téléphonerait. Il arriverait. Ce sont des choses qui sont possibles. Il en revient tout de même. Il n’est pas un cas particulier. Il n’y a pas de raison particulière pour qu’il ne revienne pas. Il n’y a pas de raison pour qu’il revienne. Il est possible qu’il revienne. Il sonnerait : « Qui est là. -C’est moi. »

Je ne sais pas pourquoi, j’ai eu à nouveau envie de lire Duras. Mais comme j’ai un peu de mal avec certains de ses romans, je me suis plongée dans ce récit plus ou moins autobiographique. En réalité, plusieurs récits.

Le premier récit, qui donne son titre à l’ensemble, La Douleur, est un journal de l’attente, que Duras dit avoir retrouvé dans une armoire, qu’elle ne se souvient pas avoir écrit et qu’elle pense impossible d’avoir écrit au moment des faits, et qui existe pourtant. C’est la lente torture de l’attente de son mari, après la libération des camps, dans l’incertitude de ce retour.

Les autres récits forment un ensemble un peu hétéroclite : les trois premiers sont liés thématiquement et abordent la Libération et l’épuration. Dans le premier, écrit 40 ans après les faits, elle raconte la relation trouble qui l’a liée un temps à l’homme qui a arrêté son mari, et qu’elle espionne pour la Résistance ; deux autres racontent, mais cette fois à la troisième personne, deux arrestations et interrogatoires de collaborateurs. Quant aux deux derniers textes, « c’est de la littératures », dit-elle, et je n’ai honnêtement pas compris ce qu’ils faisaient là, ni de quoi il était question, en fait.

Le fait est que c’est le premier texte qui m’a bouleversée, d’autant qu’il résonnait particulièrement fort avec les événements actuels et que ce n’était pas fait exprès, je l’avais commencé avant. Mais c’est vraiment un texte magnifique, très intime et en même temps universel, et c’est ce qui fait sa force. Il y a la douleur, et il y a, tout de même, cette lumière dont Duras ne parle pas explicitement mais qui est là tout de même : que pour un écrivain, tout devient texte, et que si l’écriture ne sauve de rien, elle aide tout de même, un peu, à ne pas sombrer, même dans les pires moments.

La Douleur
Marguerite DURAS
POL, 1985 (Folio, 1993/2021)

La Passion suspendue, de Marguerite Duras : vivre, écrire

Pendant longtemps j’ai cru qu’écrire était un travail. Maintenant je suis convaincue qu’il s’agit d’un événement intérieur, d’un « non-travail » que l’on atteint avant tout en faisant le vide en soi, et en laissant filtrer ce qui en nous est déjà évident. Je ne parlerais pas tant d’économie, de forme ou de composition de la prose que de rapports de forces opposées qui doivent être identifiées, classées, endiguées par le langage. Comme une partition musicale.

J’ai un rapport compliqué à Duras. Je n’aime pas tant que ça ses romans, et certains me résistent obstinément. Mais quand elle parle d’elle, de l’amour et de l’écriture, qui chez elle comme chez moi sont indissociables, elle me bouleverse absolument. Aussi, cela faisait un moment que j’avais repéré ce recueils d’entretiens, à la genèse assez originale : paru en Italie en 1989, il n’avait jamais été traduit (retraduit ?) en français, et on ne connaissait même pas son existence, jusqu’en 2013 (je vous passe toute l’histoire).

Nous avons donc ici une série d’entretiens entre Marguerite Duras et la journaliste italienne Leopoldina Pallotta della Torre, organisée de manière très ferme : l’enfance, les années parisiennes, le parcours de l’écriture, l’analyse du texte, la littérature, la critique, la galerie des personnages, le cinéma, le théâtre, la passion, la femme, les lieux.

Je ne sais pas si le fait que la journaliste soit italienne joue beaucoup, mais le fait est que dans ce volume Duras se livre de manière bouleversante et sincère. Encore un texte que j’ai surligné et annoté de partout, tant ce qu’elle dit sur l’écriture comme impératif (elle se demande même comment font les gens pour ne pas écrire, et je me posais la même l’autre jour), sur la littérature et l’amour comme forces vives qui changent les choses, sur le désir et comment l’écrire, sur le fait d’être femme, aussi. Et cette phrase, sur laquelle je vous laisse méditer : la pire chose qui puisse arriver dans la vie est de ne pas aimer.

Bref : indispensable.

La Passion suspendue
Marguerite DURAS
Entretiens avec Leopoldina Pallotta della Torre
Traduit de l’italien par René de Ceccatty
Seuil, 2013 (Points, 2016)

Cet amour-là, de Yann Andréa : une histoire de l’amour

J’ai toujours une difficulté à dire le mot. Je ne pouvais pas dire son nom. Sauf l’écrire. Je n’ai jamais pu la tutoyer. Parfois elle aurait aimé. Que je la tutoie, que je l’appelle par son prénom. Ça ne sortait pas de ma bouche, je ne pouvais pas. Je me débrouillais pour ne pas avoir à prononcer le mot. Pour elle c’était une souffrance, je le savais, je le voyais, et cependant je ne pouvais pas passer outre. Je crois que c’est arrivé deux ou trois fois, par inadvertance, je l’ai tutoyée. Et je vois son sourire. L’enfance. Une joie parfaite. Que je me sois laissé aller à cette proximité.

L’autre jour, en cherchant autre chose dans ma bibliothèque (un truc qui a d’ailleurs mystérieusement disparu), je suis retombée sur ce texte que j’avais lu il y a longtemps, à sa sortie (c’était l’année où j’ai participé au Grand Prix des lectrices de Elle) ; et j’ai eu envie de le relire : une impulsion, un élan.

Yann Andréa est le dernier amour de Marguerite Duras. D’abord, il est un de ses lecteurs : du jour où il l’a découverte, il n’a plus lu que ça. S’ensuit un échange épistolaire. Et puis, à l’été 80, il la rejoint et ils ne se quittent plus, jusqu’à ce que la mort, celle de Duras le 3 mars 1996, les sépare. Un amour peu commun, étrange que raconte ici Yann Andréa.

L’écriture de Yann Andréa est tellement durassienne que l’on croirait lire du Duras, ce qui ne laisse pas d’être troublant, surtout lorsque, parfois, les voix se mêlent et que c’est elle qui parle ; troublant mais pas étonnant : Duras apparaît ici comme un vampire, à la fois une enfant qui a besoin qu’on s’occupe d’elle et un tyran. Elle est prise sur le déclin, ce moment où la vie s’épuise d’avoir trop donné : 

Vous mourez d’épuisement, vous mourez morte d’avoir trop regardé le monde. Le visage de Balthazar. Morte d’avoir trop bu, whisky, vin rouge, vin blanc, toutes les sortes d’alcools, d’avoir trop fumé, trop de paquets de Gitanes sans filtre, morte d’avoir trop aimé, les amants, toutes sortes d’amants, trop de tentatives d’amour, de l’amour entier, mortel justement. 

Si le texte est obsédé par la mort de Duras, autour de laquelle il tourne et ne cesse de revenir, c’est qu’il s’agit ici d’une tentative un peu magique de rétablir le dialogue interrompu et d’apprivoiser l’absence. Par l’écriture, puisqu’il n’y a que ça.

Cela donne un texte touchant, forcément, même s’il reste difficile de comprendre cette histoire bizarre et fascinante. Un texte aux nombreuses fulgurances.

Aimer, écrire.

Et en le lisant j’ai souvent pensé à cette tombe au cimetière du Montparnasse, dont parle Yann Andréa et où ils sont aujourd’hui tous les deux :

Cet amour-là (lien affilié)
Yann ANDRÉA
Pauvert, 1999

Le Ravissement de Lol V. Stein, de Marguerite Duras

Tatiana Karl, elle, fait remonter plus avant, plus avant même que leur amitié, les origines de cette maladie. Elles étaient là, en Lol V. Stein, couvées, mais retenues d’éclore par la grande affection qui l’avait toujours entourée dans sa famille, et puis au collège ensuite. Au collège, dit-elle, et elle n’était pas la seule à le penser, il manquait déjà quelque chose à Lol pour être — elle dit : là. Elle donnait l’impression d’endurer dans un ennui tranquille une personne qu’elle se devait de paraître mais dont elle perdait la mémoire à la moindre occasion. Gloire de douceur mais aussi d’indifférence, découvrait-on très vite, jamais elle n’avait paru souffrir ou être peinée, jamais on ne lui avait vu une larme de jeune fille. Tatiana dit encore que Lol V. Stein était jolie, qu’au collège on se la disputait bien quelle vous fuît dans les mains comme l’eau parce que le peu que vous reteniez d’elle valait la peine de l’effort. Lol était drôle, moqueuse impénitente et très fine bien qu’une part d’elle-même eût été toujours en allée loin de vous et de l’instant. Où ? Dans le rêve adolescent ? Non, répond Tatiana, non, on aurait dit dans rien encore, justement, rien. Était-ce le cœur qui n’était pas là ? Tatiana aurait tendance à croire que c’était peut-être en effet le cœur de Lol V. Stein qui n’était pas — elle dit : là — il allait venir sans doute, mais elle, elle ne l’avait pas connu. Oui, il semblait que c’était cette région du sentiment qui, chez Lol, n’était pas pareille.

Cela faisait longtemps que je n’avais pas lu Marguerite Duras, et l’autre jour, en faisant du rangement dans mes bibliothèques — j’ai l’impression de passer mon temps à dire ça, mais le fait est que j’ai récemment rangé plusieurs rayons et que j’y ai découvert plein de choses intéressantes ; par contre évidemment je n’ai toujours pas retrouvé l’essai que je cherche depuis plus de six mois — je suis retombée sur ce roman que je possède sans doute depuis plusieurs années et qui ne m’avait jusque-là pas spécialement fait envie. Mais là, c’était sans doute le bon moment, et le désir est né…

Alors qu’elle devait épouser Michael Richarson, Lol V. Stein se le fait ravir sous ses yeux un soir de bal par Anne-Marie Stretter : un coup de foudre, auquel elle ne peut rien, et qui la fait sombrer dans une folle indifférence. Dix ans plus tard, elle revient dans la ville où elle vivait alors, avec son mari, et y retrouve son amie Tatiana Karl, et rencontre le narrateur, Jacques Hold qui, fasciné, entreprend de percer le mystère de l’âme de la jeune femme.

Un roman résolument envoûtant et fascinant, qui donne parfois l’impression d’être dans un rêve aux contours flous et ouatés : comme un fantôme, Lol erre dans la ville et dans sa vie, indifférente à tout, un peu comme le Meursault de Camus — cette indifférence des gens qui ont tellement souffert qu’ils ont cru en mourir, et se sont comme dissociés et regardent désormais leur vie avec un filtre.

Pourtant le mystère demeure : si le bal apparaît bien comme l’événement déclencheur, il n’est peut-être pas la cause première et n’a peut-être fait que dégoupiller une grenade qui était déjà là, quelque chose de profondément enfoui mais qu’on ne peut pas trouver : le narrateur, comme une sorte de psychanalyste, tourne autour de la serrure de l’âme de Lol, mais n’en trouve pas la clé : pourquoi cette indifférence, pourquoi cette pulsion scopique qui la pousse malgré elle a être fascinée par les couples et ne concevoir le désir que triangulaire ? On ne le saura pas.

Le roman refermé, Lol garde son mystère, et c’est sans doute tant mieux : c’est un très beau roman, sur la force de l’amour, le désir de possession, toujours marqué par l’inachèvement.

Le Ravissement de Lol V. Stein (lien affilié)
Marguerite DURAS
Gallimard, 1964

L’Amant, de Marguerite Duras

L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y avait personne. L’histoire d’une toute petite partie de ma jeunesse je l’ai plus ou moins écrite déjà, enfin je veux dire, de quoi l’apercevoir, je parle de celle-ci justement, de celle de la traversée du fleuve. Ce que je fais ici est différent, et pareil. Avant, j’ai parlé des périodes claires, de celles qui étaient éclairées. Ici je parle des périodes cachées de cette même jeunesse, de certains enfouissements que j’aurais opérés sur certains faits, sur certains sentiments, sur certains événements. J’ai commencé à écrire dans un milieu qui me portait très fort à la pudeur. Ecrire pour eux était encore moral. Ecrire, maintenant, il semblerait que ce ne soit plus rien bien souvent. Quelquefois je sais cela : que du moment que ce n’est pas, toutes choses confondues, aller à la vanité et au vent, écrire ce n’est rien. Que du moment que ce n’est pas, chaque fois, toutes choses confondues en une seule par essence inqualifiable, écrire ce n’est rien que publicité. 

Je l’ai déjà dit il a quelques mois, j’ai un rapport complexe avec Duras, entre fascination et répulsion : je ne suis pas durassolâtre, mais je ne fais pas partie non plus de ceux qui l’estiment surestimée. Cela dépend des textes. L’Amant fait partie des textes qui m’ont marquée, je l’ai lu plusieurs fois, notamment à l’adolescence, moins que Bonjour Tristesse mais je pense néanmoins, avec le recul, qu’il fait partie de ceux qui m’ont donné envie d’écrire.

Je ne l’avais pas lu depuis longtemps, mais lorsque l’autre jour Philippe Besson a parlé de Duras dans l’émission spéciale « Valise de l’été » de La Grande Librairie, je l’ai immédiatement sorti de ma bibliothèque (qui désormais est à peu près correctement organisée) pour le mettre dans ma propre sélection estivale, d’autant plus rapidement que j’avais récemment « rencontré » la tombe de l’auteure au cimetière du Montparnasse.

Sur le bac qui traverse le Mékong pour la ramener à Saigon après les vacances, la narratrice, 15 ans 1/2, rencontre un riche Chinois qui devient son amant…

L’histoire, c’est ça, cette rencontre qui fera de « la Petite » une femme, et en même temps, ce n’est pas vraiment ça : l’écriture durassienne ne cesse de s’éloigner de son fil narratif principal, se perdant en analepses et prolepses sur sa vie en Indochine, son rapport compliqué à sa mère, le petit frère, et son voyou de frère aîné, sur sa vie en France, des années plus tard.

Toujours elle revient à l’Amant, dans des pages somptueuses de sensualité, « exténuée de désir« , toujours elle s’en éloigne à nouveau, tout comme elle s’éloigne d’elle-même, passant de la 1ere personne à la 3e personne de « la petite ». Toujours, aussi, elle réfléchit à l’écriture, le nœud de toute l’œuvre de Duras : comment écrire sur soi ?

Evidemment, il faut lire L’Amant parce que c’est, tout de même, un des grands textes de la littérature française, un texte sur le corps féminin, la séduction, le désir, roman d’apprentissage autofictionnel qui nous parle aussi de la nécessité d’écrire

L’Amant (lien affilié)
Marguerite DURAS
Minuit, 1984

Ecrire, de Marguerite Duras

C’est curieux un écrivain. C’est une contradiction et aussi un non sens. Ecrire c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit. C’est reposant un écrivain, souvent, ça écoute beaucoup. Ça ne parle pas beaucoup parce que c’est impossible de parler à quelqu’un d’un livre qu’on a écrit et surtout d’un livre qu’on est en train d’écrire. C’est impossible […] Parce qu’un livre c’est l’inconnu, c’est la nuit, c’est clos, c’est ça. C’est le livre qui avance, qui grandit, qui avance dans les directions qu’on croyait avoir explorées, qui avance vers sa propre destinée et celle de son auteur, alors anéanti par sa publication : sa séparation d’avec lui, le livre rêvé, comme l’enfant dernier né, toujours le plus aimé.

Cela faisait un temps infini que je voulais lire ce court texte que l’on m’a très souvent conseillé, et dont les multiples extraits et citations qui circulent m’ont souvent touchée jusqu’à l’indicible. Mais voilà, j’ai un rapport assez complexe à Duras : j’ai lu plusieurs fois L’Amant, qui m’a totalement illuminée lorsque j’étais adolescente, d’autres textes m’ont résisté à des degrés divers.

La femme, en revanche, me fascine, et me fait peur en même temps.

Mais, comme vous le voyez, j’ai fini par franchir le pas.

Ici, Duras parle d’écriture. De son rapport à l’écriture, de la solitude essentielle de l’écrivain, de sa maison, de l’alcool, aussi.

Et c’est, à la fois, nécessaire et lumineux. Mon exemplaire est surligné et annoté de partout parce que, même si je ne suis pas Duras, ce qu’elle dit de l’activité créatrice ne peut que me toucher, me parler…

Écrire (lien affilié)
Marguerite DURAS
Gallimard, 1993 (Folio)

Duras, Beauvoir, Colette : trois filles et leurs mères, de Sophie Carquain

Trois femmes nées au tournant du siècle, entre 1871 et 1914. Trois fortes têtes, avec un point commun : une hyper-mère. Une mère majuscule, excessive, toute-puissante. Fusionnelle, autoritaire, manipulatrice. Une mère qui les a aimées. Fort, trop, mal. Ces trois écrivains se connaissaient, se croisaient parfois… Elles ignoraient qu’elles partageaient ce point commun. Nous les avons réunies dans ce que l’on pourrait appeler, pompeusement, un triptyque biographique.

Marguerite Duras, Simone de Beauvoir, Colette, trois auteures essentielles dont je connais assez mal les textes. L’écriture durassienne me résiste, et si j’ai adoré L’Amant, je suis restée perplexe devant L’Homme assis dans le couloirDe Beauvoir, qui a souffert de l’écrasante figure sartrienne, je n’ai lu que Le Deuxième sexe (mais lu attentivement, j’en ai même fait l’objet d’une communication). Quant à Colette, je l’ai peut-être découverte trop jeune, à 13 ans, avec Claudine à l’école, et je ne connais d’elle que des textes épars.

Mais cela n’est pas du tout gênant pour se plonger dans cette triple biographie, axée sur leurs relations avec leurs mères.

Biographie subjective : l’auteure, Sophie Carquain, semble devenir elles, éprouver ce qu’elles éprouvent, et n’hésite pas, à l’occasion, à établir des parallèles avec ses propres relations avec ses filles, tout comme elle n’hésite pas à établir des correspondances entre les trois femmes, par le biais notamment de scènes obsédantes comme celle du miroir dans lequel s’observent les adolescentes. Un peu à la manière de Michael Cunningham dans The Hours (référence explicite).

L’ensemble est, évidemment, très psychanalytiquement orienté, ce qui peut parfois laisser songeur (j’ai déjà dit combien j’étais méfiante envers la psychanalyse ?) et je pense que nos trois écrivaines n’auraient pas forcément aimé se voir mettre à nue comme cela.

Mais pour le lecteur, c’est passionnant : à la vérité factuelle, toujours épineuse dans ce genre d’ouvrages, se substitue une vérité plus profonde, celle de l’âme, et celle de l’artiste : car ce qui est en jeu ici, c’est bien une plongée au cœur d’un imaginaire créateur et la révélation d’un processus d’écriture par ses images obsédantes.

Comment, finalement, la figure maternelle joue un rôle majeur dans la construction de soi (on le savait déjà, et le livre le montre notamment sur la question du corps), mais aussi dans la naissance de l’écriture, et l’ouvrage est émaillé de nombreuses citations extraites des œuvres de nos trois autrices.

Mais ces trois femmes sont aussi, si l’on va plus loin, des exemples emblématiques du rapport fille/mère, et si elles sont intéressantes, c’est aussi parce qu’elles en ont témoigné. Chacune des mères incarne, finalement, un archétype : la mère ambivalente de Duras, la mère autoritaire, sorte de « Big Mother » voulant tout savoir, de Beauvoir, la mère fusionnelle de Colette.

Cela laisse songeur, et je pense que l’on ne lira pas ce livre de la même manière selon que l’on est soi-même mère ou non. Mère, je pense qu’il m’aurait angoissée, tant j’ai eu l’impression que quoi qu’on fasse, c’est mal. Non mère, il m’a juste passionnée.

Maintenant, j’ai envie de découvrir plus avant nos trois romancières

Duras, Beauvoir, Colette : trois filles et leurs mères (lien affilié)
Sophie CARQUAIN
Charleston, 2014