Ma vie sans moi, roman de Nathalie Rheims

Je commençais à somnoler en me disant que Mithridate n’était pas assez vieux, et que l’anesthésiste, lui, était bien trop jeune, que plus aucun homme ne me plaisait vraiment. J’étais arrivée à un âge où mes amours avec des hommes de vingt ou trente ans mes aînés devenaient impossibles, à moins que je ne sois subjuguée par un centenaire. A cette idée, je préférais me réfugier dans le sommeil.

Après Laisser les cendres s’envoler et Place Colette (qui a un peu fait scandale…), Nathalie Rheims poursuit son entreprise d’écriture de « romans vrais » avec un texte pour tout dire assez déconcertant…

A 60 ans, Nathalie Rheims subit une intervention chirurgicale : elle se fait greffer des dents. Mais l’anesthésie a un drôle d’effet sur elle, et elle se met à rêvasser sur sa vie, et notamment sa vie d’écrivain, et entreprend de la réécrire, en faisant d’autres choix. Peut-être qu’avec les dents longues, les choses se seraient passées autrement.

Somme toute, il s’agit là d’une anti-autofiction uchronique : Nathalie Rheims nous parle de ce qu’elle n’a pas fait, de ce qu’elle aurait pu faire, plus de ce qu’elle a fait : courtiser les puissants du milieu littéraire, séduire, aller aux soirées et aux défilés de mode, s’habiller de manière plus soignée, le tout dans la perspective de faire carrière et d’obtenir le Graal, le prix Goncourt.

Car elle est convaincue d’une chose : si elle n’a pas réussi autant qu’elle l’aurait pu, c’est à cause de ses origines bourgeoises, et de son attitude de refus quant aux mondanités et aux codes qui régissent le milieu : elle a manqué d’ambition, et cette inversion de la courbe du temps que lui offre son médecin, au nom plutôt rare de Mithridate et qui incarne ici un avatar luciférien, lui permet donc de recommencer sa vie en donnant naissance à un double beaucoup plus assuré et arriviste, qui drague Pierre Assouline pour avoir le Goncourt.

L’ensemble est curieux, mélange de satire parfois drôle (avec quelques noms lâchés ça et là), d’une dose d’autodérision et d’une certaine détresse, car on sent bien combien l’auteure ne se sent pas légitime comme écrivain, pas acceptée, pas désirée.

Mais au-delà de ça, bien sûr, le roman pose une question fascinante et universelle : si je devais réécrire ma vie, qu’est-ce que je changerais ?

Un roman fort original et agréable à lire !

Ma vie sans moi, roman (lien affilié)
Nathalie RHEIMS
Leo Scheer, 2017

Aurais-je été résistant ou bourreau ? de Pierre Bayard

Réfléchir en ces termes implique de poser dès le départ une notion qui sera au centre de cet essai, à savoir celle de personnalité potentielle. Je propose en effet de considérer que l’être humain ne ne se compose pas exclusivement de ce qu’il est dans le contexte historique et géographique où il est né, mais qu’il comprend également ce qu’il aurait pu être s’il s’était trouvé dans une situation différente, et en particulier dans une situation de crise violente, la plus à même de révéler, en le portant à ses limites, ce qu’il est véritablement.

Cela faisait un moment que je n’avais pas lu Pierre Bayard, l’essayiste qui secoue les neurones, et j’ai donc profité d’avoir du temps pour me plonger dans cet essai que j’avais noté il y a longtemps, et qui se pose une question que nous nous sommes tous, sans doute, déjà posée : qu’est-ce que j’aurais fait, moi, si j’avais vécu pendant l’Occupation ?

Evidemment, il ne se pose pas la question dans le vide, sans soubassement théorique. Son modèle est celui d’un voyage dans le temps, d’une uchronie individuelle, basée sur le concept de personnalité théorique, c’est-à-dire la part de nous qui ne se révèle que dans les situations de crise, ce que finalement nous sommes en profondeur.

Après avoir esquissé dans un premier temps son modèle théorique, en mettant en évidence la prévalence des déterminations psychologiques (plus qu’idéologiques et politiques) dans nos choix, le conflit éthique c’est-à-dire le conflit entre deux injonctions contradictoires qui sont obéir aux ordres de l’autorité ou obéir à son sens moral (en se basant sur l’expérience de Milgram) et enfin le conformisme de groupe, il s’intéresse d’abord aux forces internes qui peuvent nous pousser à l’action : l’idéologie, l’indignation (un décalage entre le réel et les instances idéales qu’on s’est forgé) et l’empathie.

Mais bien sûr ces forces sont contrebalancées par d’autres forces intérieures, des réticences, qu’il analyse dans la partie suivante : la peur physique, la peur aussi de risquer ce à quoi on tient, et le défaut d’une créativité qui permet de se libérer des cadres. Dans la dernière partie, Bayard analyse donc le point de bascule, ce qui peut faire que l’engagement l’emporte sur les réticences : forces individuelles, forces collectives, forces divines.

Très clair et pédagogique, cet essai, qui s’appuie sur des exemple littéraires, cinématographiques et historiques, analyse donc la question des choix, et dépasse donc clairement le cadre historique de la Seconde Guerre mondiale : en analysant les forces qui conditionnent ce que nous croyons être des choix mais qui n’en sont peut-être pas vraiment, il remet à plat tous nos engagements, petits ou grands. Comme d’habitude c’est vertigineux, profond, passionnant, et remet en cause bien des certitudes ! Indispensable !

Aurais-je été résistant ou bourreau ? (lien affilié)
Pierre BAYARD
Minuit, 2013

Quoi qu’il arrive, de Laura Barnett

Puis elles se taisent. Devant elles, le triptyque. Des couches de peinture à l’huile sur une toile. Trois couples. Trois vies. Trois versions possibles.

Selon la physique quantique, chaque choix que nous effectuons donne naissance à des réalités alternatives dans lesquelles nous avons agi différemment.

Vertigineuse, cette idée est au fondement du genre de l’uchronie, comme par exemple avec Le Maître du haut château de Philip K. Dick. Pour autant, les auteurs ne s’intéressent souvent qu’à une version alternative possible. Laura Barnett, dans son premier roman qui s’intitule plus judicieusement en version originale The versions of usen examine trois.

Eva et Jim ont 19 ans et sont étudiants à Cambridge, elle en littérature et lui en droit, bien que sa véritable vocation soit la peinture. Eva est en couple avec David Katz, promis à un grand avenir comme acteur. Un jour de 1958, alors qu’elle se rend à vélo à un rendez-vous avec un professeur, Eva fait une embardée pour éviter un chien, sous le regard de Jim qui passe par-là.

Ce qui se passe ensuite détermine toute leur existence, et cet infime moment donne naissance à trois versions possibles de leur histoire, jusqu’à nos jours, et qui nous sont racontées en parallèle.

Parmi les multiples chemins possibles qui s’offrent à nous, nous ne pouvons en emprunter qu’un, et il est vertigineux de songer à combien chaque événement en apparence totalement anodin peut avoir des conséquences énormes : c’est ce que fait Laura Barnett dans ce roman magistralement construit, qui interroge le hasard et la nécessité.

Les trois versions sont suffisamment différentes pour que le lecteur ne se perde pas (ce qui était bel et bien un risque), et en même temps, elles se font écho les unes aux autres, car certains événements nécessaires qui jalonnent la vie de Jim et de Sarah, qu’ils soient ensemble ou non, se produisent quoi qu’il arrive  et c’est en ce sens que la traduction du titre est intéressante, même si elle laisse à penser, ainsi que la quatrième de couverture, que deux personnes destinées l’une à l’autre finissent par se trouver quels que soient les aléas de l’existence.

Lara Barnett a l’intelligence de nous offrir quelque chose de plus complexe, et partant plus intéressant, qui lui permet de montrer la vie dans ce qu’elle a de plus riche, et en particulier la vie de couple, qui n’est pas un long fleuve tranquille.

L’amour, les déceptions, les trahisons, les deuils émaillent les vies de Jim et Sarah, personnages à l’épaisseur réelle, qui ont ceci en commun qu’ils sont aussi des artistes (elle est écrivain et lui peintre), ce qui ne va pas sans mal et là encore pose le problème de la nécessité. Et puis, ça et là, des réflexions sur les femmes et leur place dans la société qui ne sont pas sans rappeler Virginia Woolf.

Bref : un premier roman d’une très grande qualité, qui nous fait réfléchir à nos choix et à leurs conséquences, parfaitement maîtrisé malgré un choix narratif assez risqué ! A lire absolument !

Quoiqu’il arrive (lien affilié)
Laura BARNETT
Traduit de l’anglais par Stéphane Rocques
Les Escales, 2016

L’insoutenable légèreté de l’être, de Milan Kundera

L’essence de l’être

Et une fois encore, je le vois tel qu’il m’est apparu au début de ce roman. Il est à la fenêtre et regarde dans la cour le mur de l’immeuble d’en face.
Il est né de cette image. Comme je l’ai déjà dit, les personnages ne naissent pas d’un corps maternel comme naissent les êtres vivants, mais d’une situation, d’une phrase, d’une métaphore qui contient en germe une possibilité humaine fondamentale dont l’auteur s’imagine qu’elle n’a pas encore été découverte ou qu’on n’en a encore rien dit d’essentiel.
[…] Les personnages de mon roman sont mes propres possibilités qui ne se sont pas réalisées.

Cela faisait une éternité que ce roman de Milan Kundera attendait sagement que me sente prête à le lire. Je dis « prête » parce qu’à vrai dire il m’intimidait beaucoup, je sentais le chef-d’œuvre mais je craignais de ne pas être capable d’en appréhender tous les aspects, toute la profondeur. Et puis, un jour, j’ai senti, comme un besoin impérieux, que le moment était venu pour moi de le découvrir.

Comment résumer ce roman ? Et bien on ne peut pas, on ne peut en dire que le minimum : il s’agit d’un couple : Tereza, et Tomas, dont l’histoire nous est racontée de manière non-chronologique, et selon des points de vue distincts. Il y a aussi Sabina, amie et maîtresse de Tomas. Et Franz, un des amants de Sabina. C’est cela, et c’est bien plus encore…

Comment parler de ce roman ? Difficile aussi. Il est tellement vertigineux, tellement complexe, tellement lumineux. C’est une histoire d’amour, et en même temps, une profonde réflexion philosophique sur l’être et tout ce qui le constitue, l’amour, la légèreté, la pesanteur, le caractère vertigineux du choix  : on ne vit qu’une fois, il nous est donc impossible de comparer les différentes versions de l’existence et savoir si on a fait le bon.

La création

Ce roman postmoderne ouvre des perspectives littéraires comme l’uchronie, voire scientifiques avec la physique quantique, mais aussi philosophiques avec le mythe de l’éternel retour, qui nous permettrait de renaître avec le souvenir des expériences passées et donc de savoir quelles sont les conséquences de nos choix.

Il propose également un point de vue sur la création, la « mémoire poétique« … enfin, ce roman, c’est bien plus qu’un roman, c’est tout un monde qui s’offre au lecteur.

J’avoue qu’au début, j’ai été très déstabilisée par l’absence de chronologie, et le fait que les événements revenaient, vus par l’un, puis par l’autre. J’ai cru que je n’accrocherais pas. Et bien sûr le charme a opéré et je me suis totalement laissée transporter, à tel point que j’ai vraiment du mal à en parler clairement.

Si vous ne l’avez pas lu, lisez le, car cela vaut tous les grands discours !

L’Insoutenable légèreté de l’être (lien affilié)
Milan KUNDERA
Gallimard, Folio

De l’uchronie, ou l’art de vivre dans une réalité alternée

Les choses telles qu’elles pourraient être

Parfois on regarde les choses telles qu’elles sont,
en se demandant pourquoi
Parfois on les regarde telles qu’elles pourraient être
en se disant Pourquoi pas
Vanessa Paradis. Il y a. Paroles de Gaëtan Roussel.

J’ai un défaut (enfin j’en ai beaucoup, mais aujourd’hui on va se concentrer sur un en particulier) : je n’ai absolument pas les pieds sur terre. Je suis une rêveuse, une irréaliste.

D’ailleurs, mon portrait astrologique le dit : la femme poissons est « toujours entraînée dans un autre monde« . Oui, je passe l’essentiel de mon temps dans un monde parallèle où la vie est autre, que ce soit lorsque j’écris (je modèle les événements qui se sont réellement produits en leur donnant l’image de la manière dont ils auraient pu se passer, et parfois dont j’aurais voulu qu’ils se passent), ou lorsque je rêvasse (la rêverie étant une de mes activités principales de la journée, heureusement compatible avec les autres….).

Que se serait-il passé si…

Une question en particulier est propice chez moi à la fuite dans le non réel : que ce serait-il passé si… si j’avais fait d’autres choix, quelle serait ma vie ? Si j’avais fait d’autres études que des études de lettres ? Si je ne m’étais pas acharnée à avoir l’agreg et n’étais pas devenue prof ? Si j’avais été moins maladroite, moins farouche, moins exigeante avec certaines personnes ?

Est-ce que globalement j’aurais abouti à un résultat similaire, ou est-ce que ma vie serait au contraire radicalement différente ? Meilleure, ou pire ? En fait, je vis dans une uchronie permanente… réécriture de mon histoire de manière différente… expérience vertigineuse…

Réalités alternatives

A chaque fois que nous faisons un choix, naît une version autre de la réalité, ou notre choix à été différent. Vu le nombre d’êtres humains sur terre, et le nombre de choix que nous faisons tous chaque jour, vous imaginez le nombre de possibilités que cela donne.

Ces mondes, on les appelle des réalités alternées ou alternatives. Pure théorie sans doute, enfin on ne va pas creuser plus loin dans la physique quantique parce que je ne maîtrise pas trop le sujet, même s’il me passionne. Mais jolie théorie, intéressante, qui est la base  par exemple du Maître du Haut Château.

Et je me demande, parfois, s’il y a des réalités alternées où Caroline est heureuse avec l’homme qu’elle aime, peut-être avec des enfants, pourquoi pas ? Des réalités où elle fait un autre travail, et lequel ?

Et vous, vous arrive-t-il de vous demander ce que serait votre vie si… ?