La fête de l’insignifiance, de Milan Kundera

Quand un type brillant essaie de séduire une femme, celle-ci a l’impression d’entrer en compétition. Elle se sent obligée de briller elle aussi. De ne pas se donner sans résistance. Alors que l’insignifiance la libère. L’affranchit des précautions. N’exige aucune présence d’esprit. La rend insouciante et, partant, plus facilement accessible.

L’autre jour, alors que je me délectais de Risibles Amoursje discutai avec un collègue de Milan Kundera, et nous nous lamentions tous deux sur le fait qu’il ne publiait plus et que, sans doute, vu son âge, il ne publierait plus jamais. Le jour même (la vie est taquine), je tombe sur un article annonçant la publication de ce roman, qui bizarrement est d’abord sorti en Italie.

Résumer ce roman est un exercice difficile, donc je m’en tiendrai à l’essentiel. Une ronde de personnages, Alain, Ramon, Charles et Caliban, qui refusent de se laisser avoir par l’esprit de sérieux.

C’est court, vif, drôle voire cocasse, mais c’est surtout très Kundera. Si Risibles Amours contenait en germe l’essentiel de son œuvre romanesque, ce roman la clôt (pour l’instant) de manière magistrale, en en reprenant les thèmes obsédants et en suivant le fil rouge de la vie comme vaste plaisanterie : du monde comme théâtre de marionnettes à la vacuité des Don Juan en passant par Eros et Thanatos, il constitue finalement une sorte de testament au narrateur taquin, n’hésitant pas à se moquer de Staline et à traiter l’ensemble avec désinvolture.

Car, qu’on se le dise : le plus grand des maux du monde, c’est l’esprit de sérieux, contre lequel il faut lutter par l’insignifiance !

La fête de l’insignifiance (lien affilié)
Milan KUNDERA
Gallimard, 2014

Risibles amours, de Milan Kundera

Nous traversons le présent les yeux bandés. Tout au plus pouvons-nous pressentir et deviner ce que nous sommes en train de vivre. Plus tard seulement, quand est dénoué le bandeau et que nous examinons le passé, nous nous rendons compte de ce que nous avons vécu et nous en comprenons le sens.

La préparation de mon voyage à Prague (qui approche, qui approche) a été bien sûr l’occasion, ou le prétexte, pour me replonger dans les textes de mon cher Milan Kundera, et j’ai choisi ce recueil de nouvelles écrites entre 1959 et 1968, et qui est un peu le point de départ de toute l’entreprise romanesque de l’écrivain.

Un jeune enseignant qui, parce qu’il refuse de rédiger une note de lecture, voit sa vie devenir un enfer ; deux don Juan en goguette ; un jeu de rôles qui tourne mal ; un marivaudage cruel ; deux anciens amants qui se revoient par hasard quinze an après ; le déclin d’un vieux séducteur ; un jeune homme qui fait semblant de croire en Dieu pour séduire une jeune filles : tels sont les personnages et les sujets de ces contes cruelsl’amour est malmené.

Pantins souvent ridicules, séducteurs en échec, les personnages de Kundera ne cessent de poursuivre le désir, et celui-ci les pousse parfois dans des situations invraisemblables, d’autant qu’ils ne sont pas aidés par l’absurdité du système politique communiste, ligne de force de l’œuvre de Kundera et toujours présent en arrière-plan.

Infini du désir et finitude de l’être, Éros et Thanatos, légèreté et profondeur, amour et vanité… dans une valse à la fois cruelle et mélancolique, Kundera sonde les profondeurs de l’âme humaine et les analyse avec une finesse extraordinaire. Ici, l’amour n’est pas une chose sérieuse, il n’est qu’un jeu de dupes, un jeu de rôles, sujet d’une comédie parfois tragique.

Ce qui est en jeu, c’est le précaire masculin, incarné par des séducteurs inconstants qui bavardent beaucoup mais agissent peu, qui se voudraient des don Juan dans un monde où don Juan est mort : « Don Juan était un conquérant. Et avec des majuscules, même. Un Grand Conquérant. Mais, je vous le demande, comment voulez-vous être un conquérant dans un territoire où personne ne vous résiste, où tout est possible et où tout est permis ? L’ère des don Juan est révolue ». 

Phrase magnifique dans sa justesse, et qui résume tout le drame des personnages de Kundera, dans ses nouvelles et aussi dans ses romans, puisque le mythe de don Juan est omniprésent dans toute son œuvre.

Evidemment, un bonheur de lecture indicible, d’autant que lorsque j’ai commencé ce recueil, j’ai appris qu’un nouveau roman de Kundera paraîtrait en avril chez Gallimard, ce qui me met en joie pour deux raisons : d’abord parce que cela fait un roman de plus à lire, et d’autre part parce que ça relance l’auteur dans la course au prix Nobel.

Parce que si un jour Kundera devait mourir sans avoir eu le prix Nobel, je ne le pardonnerais jamais à l’Académie.

Risibles Amours (lien affilié)
Milan KUNDERA
Gallimard, 1970/1984 (Folio, 1986)

La valse aux adieux, de Milan Kundera

Une ronde amoureuse

La jalousie possède l’étonnant pouvoir d’éclairer l’être unique d’intenses rayons et de maintenir la multitude des autres hommes dans une totale obscurité. La pensée de Mme Klima ne pouvait suivre une autre direction que celle de ces rayons douloureux, et son mari était devenu le seul homme de l’univers.

Depuis ma lecture de L’Insoutenable légèreté de l’être, il y avait dans ma bibliothèque cet autre roman de Milan Kundera, mais j’attendais pour le lire de sentir que le moment était venu pour moi. Un peu comme quand on attend pour ouvrir un cadeau…

Dans une ville d’eau à quelque distance de Prague, plusieurs personnages vont se croiser, se retrouver, se séparer sur une période de cinq journées.

Ruzena, une jeune infirmière célibataire qui s’ennuie dans cette ville où les hommes sont peu nombreux, et qui apprend sa grossesse au père présumé qui fut un soir son amant, un musicien célèbre, Klima ; un gynécologue farfelu ; un richissime américain malade du cœur ; la femme du musicien célèbre ; Jakub, qui a enfin obtenu l’autorisation d’émigrer et qui vient dire adieu au gynécologue et à sa pupille, Olga

Instabilité et légèreté

Ce roman n’est que mouvement, instabilité et légèreté. Et c’est un merveilleux roman !

Comme Milan Kundera sait admirablement analyser les sentiments humains ! On y retrouve les thèmes qui lui sont chers : l’amour, l’infidélité et la jalousie, l’impossible fidélité du Don Juan qui est pourtant immanquablement ramené vers sa femme après une infidélité, comme mu par un ressort ; la jalousie de l’épouse qui occupe tout son espace mental.

L’illusion et la désillusion. L’identité et la recherche de soi. L’oppression politique qui plane toujours comme un vautour.

Mais malgré la profondeur, tout cela reste d’une incroyable légèreté, car il y a malgré tout beaucoup d’humour et de gaité. C’est le genre de romans qui redonnent foi dans la vie et réenchantent le monde !

La Valse aux adieux (lien affilié)
Milan KUNDERA
Gallimard, 1976/1986 (Folio)

L’insoutenable légèreté de l’être, de Milan Kundera

L’essence de l’être

Et une fois encore, je le vois tel qu’il m’est apparu au début de ce roman. Il est à la fenêtre et regarde dans la cour le mur de l’immeuble d’en face.
Il est né de cette image. Comme je l’ai déjà dit, les personnages ne naissent pas d’un corps maternel comme naissent les êtres vivants, mais d’une situation, d’une phrase, d’une métaphore qui contient en germe une possibilité humaine fondamentale dont l’auteur s’imagine qu’elle n’a pas encore été découverte ou qu’on n’en a encore rien dit d’essentiel.
[…] Les personnages de mon roman sont mes propres possibilités qui ne se sont pas réalisées.

Cela faisait une éternité que ce roman de Milan Kundera attendait sagement que me sente prête à le lire. Je dis « prête » parce qu’à vrai dire il m’intimidait beaucoup, je sentais le chef-d’œuvre mais je craignais de ne pas être capable d’en appréhender tous les aspects, toute la profondeur. Et puis, un jour, j’ai senti, comme un besoin impérieux, que le moment était venu pour moi de le découvrir.

Comment résumer ce roman ? Et bien on ne peut pas, on ne peut en dire que le minimum : il s’agit d’un couple : Tereza, et Tomas, dont l’histoire nous est racontée de manière non-chronologique, et selon des points de vue distincts. Il y a aussi Sabina, amie et maîtresse de Tomas. Et Franz, un des amants de Sabina. C’est cela, et c’est bien plus encore…

Comment parler de ce roman ? Difficile aussi. Il est tellement vertigineux, tellement complexe, tellement lumineux. C’est une histoire d’amour, et en même temps, une profonde réflexion philosophique sur l’être et tout ce qui le constitue, l’amour, la légèreté, la pesanteur, le caractère vertigineux du choix  : on ne vit qu’une fois, il nous est donc impossible de comparer les différentes versions de l’existence et savoir si on a fait le bon.

La création

Ce roman postmoderne ouvre des perspectives littéraires comme l’uchronie, voire scientifiques avec la physique quantique, mais aussi philosophiques avec le mythe de l’éternel retour, qui nous permettrait de renaître avec le souvenir des expériences passées et donc de savoir quelles sont les conséquences de nos choix.

Il propose également un point de vue sur la création, la « mémoire poétique« … enfin, ce roman, c’est bien plus qu’un roman, c’est tout un monde qui s’offre au lecteur.

J’avoue qu’au début, j’ai été très déstabilisée par l’absence de chronologie, et le fait que les événements revenaient, vus par l’un, puis par l’autre. J’ai cru que je n’accrocherais pas. Et bien sûr le charme a opéré et je me suis totalement laissée transporter, à tel point que j’ai vraiment du mal à en parler clairement.

Si vous ne l’avez pas lu, lisez le, car cela vaut tous les grands discours !

L’Insoutenable légèreté de l’être (lien affilié)
Milan KUNDERA
Gallimard, Folio