La Valse des arbres et du ciel, de Jean-Michel Guenassia

Je tiens à être honnête avec ceux qui me liront, mais surtout avec moi-même. Ces souvenirs heureux sont tout ce qui me reste et je ne veux pas qu’ils soient gâchés. Un jour, ce journal sera découvert, et cette histoire sera révélée. Pour qu’elle reste secrète, comme elle l’a été jusqu’à ce jour, il aurait fallu que je brûle ce carnet, mais je ne peux m’y résoudre, car il constitue l’unique lien qui me relie à lui et, dans ces pages, je peux relire notre histoire et retrouver ma jeunesse. Et cela, je ne peux me décider à l’effacer. Après… quelle importance.

Je l’ai déjà dit, je ne suis pas une inconditionnelle de Van Gogh. J’admire ses tableaux, mais il ne fait pas partie des peintres qui me bouleversent. Par contre, le personnage m’intrigue, et sa vie m’intéresse.

C’est le cas aussi de Jean-Michel Guenassia qui, dans son dernier roman, se consacre aux dernières semaines de la vie du peintre, celles qu’il a passées à Auvers-sur-Oise et qui se sont achevées tragiquement par son suicide. Son suicide ? C’est en tout cas la version officielle. Mais, justement, ce qui est en jeu ici, c’est une autre version. Plus romanesque mais aussi, finalement, peut-être plus vraisemblable.

C’est du point de vue de Marguerite, fille du docteur Gachet, que nous est racontée cette histoire. Marguerite a 19 ans, vient d’obtenir son baccalauréat, rêve de liberté et projette de s’enfuir en Amérique, loin du joug paternel, pour vivre enfin sa vie. Un jour, un homme tout déguenillé qu’elle prend d’abord pour un journalier, vient frapper à la porte : il veut voir le Docteur…

C’est une histoire d’amour, entre un peintre épris de liberté et pour qui sa peinture constitue l’alpha et l’oméga de l’existence, et une jeune fille tout autant assoiffée d’indépendance, qui elle-même est peintre, mais, parce qu’elle est une femme, ne peut laisser s’épanouir son talent — parce que les Beaux-Arts n’acceptent pas les femmes, et que de toute façon son père, qui ne rêve que de la marier, ne serait pas d’accord.

Or Marguerite ne veut pas être une potiche dévouée à un mari et des marmots, et c’est évidemment cette volonté d’être soi qui l’attache à Van Gogh. Et l’un des enjeux du roman est bien celui-ci : poser une réflexion sur la condition féminine de la fin du XIXe siècle, qui a parfois quelque chose de très woolfien et fait de Marguerite une jeune femme fascinante.

Mais c’est aussi un très beau portrait de Vincent van Gogh, un peu lunaire, brut, mais sincère et attachant, et pas du tout fou. Les scènes où on nous le montre en train de peindre, et celles où nous sont « décrits » ses tableaux, atteignent au sublime poétique. Guenassia parvient parfaitement à rendre le choc esthétique que peut produire cette peinture.

Exofiction ponctuée de documents d’époques (articles de journaux, lettres entre Vincent et Théo), ce roman ressuscite l’époque des impressionnistes, et propose des pistes intéressantes sur les énigmes entourant Vincent van Gogh : son suicide, les faux, mais aussi le personnage du docteur Gachet, plus trouble que ce qu’on en dit parfois !

La Valse des arbres et du ciel (lien affilié)
Jean-Michel GUENASSIA
Albin Michel, 2016

Van Gogh/Artaud, le suicidé de la société, au musée d’Orsay

Et il avait raison Van Gogh, on peut vivre pour l’infini, ne se satisfaire que d’infini, il y a assez d’infini sur la terre et dans les sphères pour rassasier mille grands génies, et si Van Gogh n’a pas pu combler son désir d’en irradier sa vie entière, c’est que la société lui a interdit.

Pour être honnête, n’étant pas une inconditionnelle de Van Gogh, je n’avais pas noté cette exposition en rouge (« A voir absolument ») sur mon agenda, mais en rose (« A voir éventuellement ») (oui, je suis une fille organisée). Et ce d’autant plus que l’émission La Grande expo consacrée à l’événement m’avait induite en erreur, proposant une biographie de Van Gogh, et du coup je pensais qu’il s’agissait d’une basique rétrospective.

Mais que nenni, et lorsque je m’en suis rendu compte, cette exposition a eu une promotion est est passée en rouge. Non d’ailleurs que je voue particulièrement un culte à Antonin Artaud, mais simplement je trouvais l’angle d’approche original : un artiste dans le regard d’un autre artiste.

Le point de départ et le fil rouge de l’exposition est l’ouvrage d’Artaud qui sert de titre à l’événement : Van Gogh, Le Suicidé de la société. Quelques jours avant l’ouverture de la rétrospective Vincent van Gogh organisée au musée de l’Orangerie à Paris, de janvier à mars 1947, le galeriste Pierre Loeb suggère à Artaud d’écrire un texte sur le peintre, pensant qu’un écrivain qui avait été interné pendant neuf ans dans un asile psychiatrique était le mieux placé pour comprendre l’œuvre d’un artiste considéré comme fou.

Artaud n’est pas spécialement enthousiaste, mais la publication dans la presse d’extraits du livre du Dr Beer, Du Démon de Van Gogh, sert de détonateur : Artaud, outré par l’analyse du psychiatre, commence sa rédaction sous le coup de la colère à la fin du mois de janvier 1947, contestant la thèse soutenue par Beer : il s’insurge contre le jugement porté par la société moderne sur la santé mentale de Van Gogh.

En voulant l’empêcher d’émettre « d’insupportables vérités », écrit-il, ceux que sa peinture dérangeait le poussèrent au suicide

Prenant le contre-pied de la thèse de l’aliénation, Artaud s’attache donc à démontrer comment la lucidité supérieure de Van Gogh gênait les consciences ordinaires, et il accuse alors la société, le frère du peintre et le docteur Gachet (chez qui Van Gogh a passé les derniers jours de son existence, à Auvers-sur-Oise, et le dernier à lui avoir parlé) d’être responsables de la mort prématurée de l’artiste.

Peut-être Artaud est-il un peu extrémiste dans ses positions, mais son regard sur l’œuvre de Van Gogh n’en est pas moins inspirant et éclairant. Dans cette exposition, tout se fait écho : les textes d’Artaud, peints sur les murs, et ses dessins (beaucoup d’autoportraits) répondent aux tableaux de Van Gogh que l’écrivain cite dans son livre, ainsi que dessins et lettres du peintre.

Cela reste avant tout une exposition Van Gogh, mais une belle exposition, avec quelque chose de plus qu’une simple rétrospective.

Van Gogh/Artaud, le Suicidé de la société
Commissariat : Isabelle Cahn
Musée d’Orsay
Jusqu’au 6 juillet