A l’amie des sombres temps, de Geneviève Brisac : lettres à Virginia Woolf

Il n’y a pas de littérature sans gestes superstitieux. Ils sont désir de croire que les vies ont un sens, et que les mots le portent, envers et contre tout. Des gestes rituels qui témoignent aussi du caractère sacré de l’art.

Curieux projet que celui de Geneviève Brisac dans ce nouveau volume de la collection « Les Affranchis », qui invite les auteurs à écrire la lettre qu’ils n’ont jamais écrite. Curieux, mais très intéressant : elle a choisi d’adresser une série de missives à Virginia Woolf, pour prendre de ses nouvelles, lui donner des nôtres, et lui dire tout ce que son œuvre a apporté.

J’ai trouvé ce petit volume extrêmement stimulant. C’est d’ailleurs un exercice que l’on pourrait tous faire, écrire une lettre à un auteur qu’on aime, qui compte. Cela donne un très beau texte, qui interroge nombre de sujets : l’épistolaire lui-même, dans un geste autoréflexif, les fleurs, l’époque actuelle, le féminisme, l’ombre menaçante du Covid, la mort, la dépression, les femmes et l’écriture. Le texte est intime, profond, mais aussi souvent drôle, le style est vif et primesautier, et j’ai pris beaucoup de plaisir à cette lecture !

A l’amie des sombres temps. Lettres à Virginia Woolf.
Geneviève BRISAC
Nil, 2022

Le musée des lettres et des manuscrits

L’autre jour, mes pas m’ont enfin portée au musée des lettres et des manuscrits, boulevard Saint Germain. Cela faisait plusieurs mois que je désirais le visiter, sans pour autant en trouver l’occasion, mais comme j’avais très envie de voir l’exposition consacrée à Cocteau, celle-ci était enfin trouvée, d’autant qu’il faisait beau et que j’avais très envie de me balader sur le boulevard…

L’immeuble qui abrite le musée est un ancien hôtel particulier, au 222 (un peu plus haut que le Flore), pourvu d’une jolie cour : propre, lumineux, accueillant, dans un quartier finalement parfait pour ce genre d’institutions, on se sent tout de suite bien dans cet endroit auquel il ne manque qu’un café (sauf si on considère le Flore comme une annexe…).  

Le musée lui-même est divisé en deux parties : sur la mezzanine, la boutique (haut lieu de perdition) et les expositions temporaires, et en bas les collections permanentes.

En ce moment, l’exposition temporaire est consacrée à Cocteau. C’est une petite exposition, mais rudement intéressante, bien documentée, les objets exposés sont fascinants et l’ensemble retrace bien la vie et la carrière de Cocteau. Beaucoup d’éléments sont consacrés au cinéma, et ce serait presque mon seul reproche car finalement, n’est-ce pas redondant avec l’exposition de la cinémathèque ? A voir…

En regard de l’exposition consacrée à Cocteau, un hommage est rendu à Edith Piaf, une de ses proches amies. La légende veut qu’ils soient morts le même jour (ce qui n’est pas tout à fait vrai) et que la mort de Piaf aurait à la fois provoqué et éclipsé celle de Cocteau. Espace intéressant, composé essentiellement de lettres.

Quant aux collections permanentes… je pense que c’est un lieu où il faut aller plusieurs fois pour tout voir avec un minimum d’attention.

Les manuscrits et autres écrits sont répartis en domaines : Histoire, Sciences et découvertes, Musique, Arts, Littérature, cette dernière section étant bien entendu celle qui m’a le plus intéressée : avoir sous les yeux les mots écrits de la main de Proust, de Hugo, de Vian, de tant d’autres m’a littéralement envoûtée.

L’avantage en outre est qu’il y a peu de monde, on peut errer, vagabonder, rêvasser, admirer… enfin j’y étais bien, à m’imprégner de l’esprit de tant de génies. Oui, c’est un peu comme si ce lieu était habité, presque hanté, et j’en ferai certainement un lieu de… promenade ? Méditation ? Pèlerinage ? Régulier…

Disons que je pense que lorsqu’on aime l’écrit, on ne peut qu’aimer ce lieu !

Musée des lettres et des manuscrits (malheureusement fermé depuis)
222 bd Saint-Germain, Paris

Lettres à Yves, de Pierre Bergé

Parler à celui qui n’est plus là

C’est à toi que je m’adresse, à toi qui ne m’entends pas, qui ne me réponds pas. Tous ceux qui sont ici m’entendent, mais toi seul ne le peux.

L’autre jour, en musardant à l’espace librairie de la fondation Yves Saint-Laurent, je suis tombée sur ce livre qui m’a attirée comme un aimant. L’intuition sans doute, je ne sais pas, quelque chose de l’ordre de l’impératif qui me disais « prends-le ». Je l’ai pris.

La situation d’énonciation de ce recueil de lettres est un peu particulière. Ce sont des lettres d’amour, mais des lettres d’amour à celui qui vient de mourir et qui ne pourra donc jamais les lire, sauf à penser qu’il y a un au-delà. Comme un besoin impérieux, vital, de dire son amour une dernière fois.

Yves Saint-Laurent meurt le 1er juin 2008, la première lettre date du 5. La seconde ne sera écrite que le 25 décembre, puis elles s’enchaînent jusqu’en août 2009. Un peu plus d’un an donc, d’une correspondance à sens unique, pour faire le deuil de l’amour d’une vie.

Le deuil de l’amour d’une vie

Que dire de ce petit recueil, si ce n’est qu’il m’a tellement émue qu’en écrivant cette chronique, j’ai à nouveau la gorge qui se serre ? Oui, j’ai été touchée jusqu’au plus profond de mon âme par ce texte qui a fait résonner en moi de déchirants échos.

Je connais trop ce besoin d’écrire des lettres, cette graphomanie dirigée vers l’Absent (même un absent bien vivant), pour ne pas comprendre et ressentir une empathie profonde envers Pierre Bergé, souvent stigmatisé mais qui ici m’a arraché des larmes. Il est dans l’hyperconscience, et c’est presque ce qui est le plus touchant : le dialogue est rompu, irrémédiablement, et il sait que finalement c’est à lui-même qu’il s’adresse en écrivant à Yves.

Il lui écrit, une magnifique déclaration d’amour. Car quoi de plus beau, finalement, que de continuer à faire vivre dans son cœur celui qui n’est plus là ?

Cet amour se remémore, avec sincérité et lucidité, sans en occulter les difficultés, et notamment la caractère profondément mélancolique de Saint-Laurent (très bien traité dans le livre d’Alicia Drake, qui m’a d’ailleurs servi pour comprendre certaines allusions), incapable de s’ancrer dans le réel (ce qui me rappelle quelqu’un d’ailleurs), et faisant souffrir malgré lui ceux qu’il aimait et qui l’aimaient, au premier rang desquels Pierre Bergé, qui avait tout accepté (mais aimer, n’est-ce pas accepter ce qu’on ne peut pas toujours comprendre ?).

L’écriture est en outre très belle, très littéraire, et dans les références, philosophiques et littéraires, on sent l’homme d’une grande culture, ce qui lui permet aussi d’atteindre, malgré le caractère éminemment biographique et intime, une sorte de lyrisme universel.

Il se dégage de ce texte une grande mélancolie, celle de la fin d’un monde, symbolisée par la vente de la collection d’art contemporain du couple, et les multiples décès qui viennent meurtrir un peu plus Bergé – qui est d’ailleurs solide, d’autres se seraient laissés submerger.

Ce texte, que j’ai lu d’une seule traite, comme mue par une sorte d’urgence, est de ceux qui restent dans la mémoire, et c’est bien son propos : ériger un mausolée à l’être auquel on a consacré toute une vie. Il n’a pas été sans me rappeler, d’ailleurs,  Lettre à D de André Gortz et surtout  Edwige, l’inséparable d’Edgar Morin.

Lettres à Yves (lien affilié)
Pierre BERGÉ
Gallimard, 2010