Jacques Doucet – Yves Saint Laurent : Vivre pour l’art, à la fondation Pierre Bergé Yves Saint Laurent

Jacques Doucet et Yves Saint Laurent sont deux génies de la couture ayant révolutionné leur art. Mais ce n’est pas ce point commun qui est exploré par l’exposition qui se tient actuellement à la Fondation Pierre Bergé Yves Saint Laurent, lieu que j’affectionne particulièrement.

Ce qui est en jeu ici, c’est leur recherche de l’espace parfait et leur volonté de faire de leur maison de véritables œuvres. Collectionneurs d’art, ils ont tous deux fait de leur lieu de vie de véritables musées où les goûts, les styles et les époques se mélangent et dialoguent.

Nous pénétrons d’abord au 33 rue Saint-James, dernière demeure de Jacques Doucet, qui y habite entre 1928 et 1929, année de sa mort. Là, Doucet, qui s’est séparé de ses collections classiques en 1912, affiche son goût pour l’avant-garde , n’hésitant pas à devancer son époque et à mettre en valeur des artistes alors méconnus : Brancusi, Braque, Picasso, Modigliani, Miró, Picabia, Rousseau, Derain, Matisse, qui côtoient des pièces d’arts africains et asiatiques, et des ouvrages reliés magnifiquement par Pierre Legrain.

Vue de l’exposition « Jacques Doucet – Yves Saint Laurent, Vivre pour l’Art » à la Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent © Luc Castel
Vue de l’exposition « Jacques Doucet – Yves Saint Laurent, Vivre pour l’Art » à la Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent © Luc Castel

Ensuite, c’est rue de Babylone que nous sommes conviés, dans le duplex habité par Pierre Bergé et Yves Saint Laurent à partir de 1970.

Un décor éclectique, joyeux mélange de styles et d’époques où l’avant-garde côtoie l’ancien avec harmonie et bon goût : Goya, Warhol (avec la fameuse sérigraphie représentant Yves Saint Laurent et des peintures du chien Moujik), Matisse, Burne Jones, Mondrian, mais aussi de sublimes pièces d’art décoratif, des consoles et guéridons et d’immenses miroirs où l’ensemble se reflète.

Grand Salon du 55 rue de Babylone, où vécut Yves Saint Laurent de 1970 à 2008 Photographie Nicolas Mathéus
Grand Salon du 55 rue de Babylone, où vécut Yves Saint Laurent de 1970 à 2008
Photographie Nicolas Mathéus

Une exposition évidemment magnifique, qui permet d’embrasser du regard une multitude de chef d’œuvres que l’on n’a pas l’habitude de voir ensemble et qui pourtant dialoguent harmonieusement. Personnellement, je ne me verrais pas vivre dans un tel décor (j’aurais peur de m’asseoir dans le canapé), mais cela reste un régal pour les yeux et pour l’âme !

Jacques Doucet – Yves Saint Laurent : Vivre pour l’art
Fondation Pierre Bergé Yves Saint Laurent
3 rue Léonce Reynaud
75116 Paris
Jusqu’au 14 février

Yves Saint Laurent 1971 – La collection du scandale, à la fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent

Ce que je veux ? Choquer les gens, les forcer à réfléchir. Ce que je fais a beaucoup de rapport avec l’art américain contemporain… Les jeunes, eux, n’ont pas de souvenirs. Yves Saint Laurent

Compte tenu de mon amour immodéré pour Yves Saint Laurent, il était évident que mes pas ne tarderaient pas à me mener à la fondation pour voir cette exposition, consacrée à l’une des collections du Maître ayant le plus marqué les esprits.

Le 29 janvier 1971, Yves Saint Laurent présente la collection dite «Libération» ou «Quarante», inspirée par la mode de ces années marquées par la guerre. Robes courtes, semelles compensées, épaules carrées, maquillage appuyé : ces références au Paris de l’Occupation font scandale. Violemment critiquée par la presse, la collection donne pourtant toute son ampleur au courant rétro qui envahira rapidement la rue et marquera un tournant dans l’histoire de la mode contemporaine, et l’exposition nous invite à jeter un œil à ces créations scandaleuses.

Dans l’écrin luxueux de la Fondation, la scénographie nous plonge dans des planches de collections géantes devant lesquelles s’exposent quelques uns des éléments de ce fameux 29 janvier : tailleurs, manteaux, ensembles pantalons, habillé, soir court, soir, les vêtements mais aussi les accessoires, les photos et les croquis de l’artiste s’offrent au regard du visiteur.

Les phrases les plus cinglantes extraites de la presse couvrent tout un pan de mur.

On assiste à tout le processus de création du modèle n°13. Une tablette numérique à feuilleter nous donne accès aux croquis originaux, échantillons de tissu, fiches de manutention.

Des vêtements sublimes, intemporels : les tissus, les coupes sont d’une grande modernité, et pour certains ont pourrait sans problème les porter demain…

Comme toujours à la Fondation, une très belle exposition : petite, mais d’une grande richesse, avec une scénographie soignée et claire. En plus, j’étais toute seule pour la visiter, j’ai donc pris un plaisir fou, même si malheureusement, les photos sont interdites…

Yves Saint Laurent 1971 – La collection du scandale
Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent
5 avenue Marceau / 3 rue Léonce Reynaud (Paris 16°, métro Alma-Marceau)
Jusqu’au 19 juillet

Saint Laurent, de Bertrand Bonello

Les Français, vous êtes tellement mélodramatiques !

Les nominations pour les Césars m’ont rappelé que je n’avais toujours pas vu ce film sur Yves Saint Laurent, ce qui, nous sommes bien d’accord, est une honte absolue. Mais comme on dit, mieux vaut tard que jamais, et je lui ai donc consacré ma soirée de vendredi, en essayant autant que faire se pouvait de ne pas le comparer avec le biopic de Jalil Lespert, objectif qui s’est au final avéré totalement irréalisable. Mais j’anticipe.

Dans ce film, Bonello choisit de se consacrer à la période 1967-1976, une décennie de liberté, riche d’un point de vue créatif et mouvementée d’un point de vue personnel, avec notamment la rencontre de Jacques de Basher.

Le grand mérite de ce film est d’accorder une vraie place à la mode, qui est plus ici qu’un simple contexte : on voit le travail des petites mains, le travail des toiles, les larmes, la sueur, la minutie nécessaires pour donner vie aux idées du Maître, que l’on voit en plein travail de création à de nombreuses reprises.

Le film a beaucoup de style, et les scènes de défilé (et notamment la dernière) sont des moments de grâce, qui mettent en évidence le génie d’Yves Saint Laurent, authentique artiste comme il en existe peu, et incarné par un Garspard Ulliel impeccable.

Reste que je suis perplexe sur l’ensemble du film, qui jouit d’une critique meilleure que celui de Lespert, alors que personnellement je le trouve beaucoup moins bon : j’ai eu l’impression d’une juxtaposition de scènes et non d’un film construit sur un fil directeur.

Certains moments se répondent, se font écho et font sens, mais d’autres semblent là simplement pour passer le temps car elles ne construisent rien, alors même que dans l’ensemble le film est très elliptique et très allusif : ce n’est en tout cas pas un film qui me semble accessible à qui ne connaîtrait rien de la vie de Saint Laurent, car des clés extérieures sont indispensables pour comprendre certaines scènes, certaines références, certains symboles.

C’est toujours le cas avec ce type de film, mais ici, l’effet me semble amplifié. J’ai envie de dire que c’est un film pour initiés.

En outre, je trouve le traitement du personnage même de Saint Laurent moins intéressant que chez Lespert qui en faisait une véritable figure du génie torturé et insistait sur sa part d’ombre. Je trouve cet aspect moins bien traité par Bonello, dont le film, beaucoup moins décadent et sulfureux, gomme un peu la violence autodestructrice du personnage.

Et cela tient à mon avis au fait que Bonello a totalement sacrifié le personnage de Bergé, et qu’il ne creuse pas sa relation avec Saint Laurent. Il ne fait, finalement, que passer, et je trouve de plus que Jérémie Rénier est peu inspiré dans le rôle (surtout par rapport à Guillaume Gallienne) ; du reste, même si j’ai trouvé Gaspard Ulliel excellent dans l’illusion, il est moins excellent que Niney.

Donc, au final, j’ai trouvé ce film assez froid et distancié, un film qui manque de décadence, de sexe, de chair, de passion, de violence, qui ne creuse pas assez ses personnages et souffre d’une narration elliptique. Une déception pour moi, d’autant qu’on me l’avait vendu comme meilleur que le film de Jalil Lespert que j’avais trouvé magnifique, et que j’en attendais donc beaucoup.

Pour moi, j’ai choisi mon Saint Laurent, et ce n’est pas celui-là !

Saint Laurent
Bertrand BONELLO
2014

Yves Saint Laurent, de Jalil Lespert

Tu veux vivre ou tu veux mourir ? Parce que, si tu veux mourir, moi je ne peux rien faire pour toi.

Il était évident que, passionnée d’histoire de la mode devant l’Éternel (c’est une expression !) et en particulier d’Yves Saint Laurent dont la personnalité à fleur de peau me fascine et me touche, je verrais ce film dès qu’il sortirait en VOD. Ce qui donne d’ailleurs un timing parfait, vu que le second biopic sur Saint-Laurent vient de sortir est est présent à Cannes. Mais concentrons-nous sur ce film-là, qui a reçu l’aval de Pierre Bergé.

Paris, 1957. Alors que la guerre fait rage dans son Algérie natale, Yves Saint Laurent est appelé à la mort de Christian Dior à prendre en main la prestigieuse maison de haute couture alors qu’il a à peine 21 ans. Lors de son premier défilé triomphal, il fait la connaissance de Pierre Bergé, une rencontre qui va bouleverser sa vie aussi bien sur le plan amoureux que sur le plan de sa carrière.

Les deux hommes s’associent trois ans plus tard pour créer la société Yves Saint Laurent. Mais si Saint Laurent est un génie qui va révolutionner l’histoire de la mode, c’est un génie torturé, qui ne cesse de se détruire et de détruire ceux qu’il aime.

L’histoire est racontée du point de vue de Pierre Bergé et de ses Lettres à Yves qui m’avaient tant bouleversée.

C’est un film magnifique que celui-ci, servi par une double performance d’acteur exceptionnelle : Pierre Niney n’incarne pas Yves Saint Laurent, il est Yves Saint Laurent, et certaines scènes donnent tout simplement l’impression d’avoir été sorties des archives tant la silhouette, la démarche, les poses donnent le sentiment de voir surgir un fantôme ; quant à Guillaume Gallienne, il est une nouvelle fois époustouflant, parvenant parfaitement à se glisser dans les costumes d’un Pierre Bergé encore bien vivant.

C’est, donc, une histoire de création, et certaines scènes de défilé sont absolument magnifiques, surtout quand on pense que les robes utilisées ont été sorties des musées pour l’occasion.

On aime voir Saint Laurent dessiner, donner vie aux costumes.

Mais ce n’est pas un film d’histoire de la mode, et c’est sur la part sombre du génie qu’insiste Jalil Lespert, ainsi que cette histoire d’amour extrêmement touchante avec Bergé. D’un côté, un Saint Laurent inapte au quotidien, perdu dans son monde, cédant aux sirènes de la drogue, de l’alcool et des gigolos. Il y a une véritable dimension christique chez Saint Laurent, celle de l’artiste qui ne peut vivre que dans la création et que ses démons intérieurs finissent par briser.

De l’autre côté, on a un Pierre Bergé qui porte tout sur ses épaules, obligé de se colleter le réel que refuse l’artiste, et qui se démène comme un diable pour que l’homme qu’il aime puisse faire ce dont il a un besoin vital, qui accepte tout jusqu’à ne plus en pouvoir.

Mais ce n’est pas pour autant une hagiographie de Bergé : il apparaît à l’occasion mesquin, odieux, cruel, et tyrannique bien sûr, puisque c’est ce qu’on lui reproche toujours, mais s’il est tyrannique, c’est bien pour protéger Saint Laurent, et surtout de lui-même.

Je craignais un peu que l’approbation de Bergé pour le film ne conduise le réalisateur à édulcorer certaines choses, et pas du tout : le film est honnête, sans fard, il s’en dégage un vrai parfum de souffre, de scandale et de luxure (qui a choqué quelques néandertaliens qui ont quand même traité le film de « porno gay » — c’est gay, oui, mais enfin porno, je ne vois pas…).

Le parti pris est de se concentrer sur certaines années, ce qui conduit à certaines ellipses, et c’est la seule chose que je reprocherai au film : son aspect un peu elliptique sur certains points : si je comprends la relégation à l’arrière-plan du personnage de Karl Lagerfeld pourtant important dans la vie de Saint Laurent à cette époque (mais on connaît Karl : prompt au procès), je regrette le traitement un peu allusif de certains faits, l’histoire avec Jacques de Basher notamment.

J’ai un peu l’impression que si on ne connaît pas au préalable l’histoire de Saint Laurent, on doit se sentir un peu perdu à certains moments.

Je suis très curieuse, en tout cas, de voir quelle recette a préparé Bertrand Bonello à partir des mêmes ingrédients (mais sans l’approbation de Pierre Bergé).

Yves Saint Laurent
Jalil LESPERT
France, 2013

Lettres à Yves, de Pierre Bergé

Parler à celui qui n’est plus là

C’est à toi que je m’adresse, à toi qui ne m’entends pas, qui ne me réponds pas. Tous ceux qui sont ici m’entendent, mais toi seul ne le peux.

L’autre jour, en musardant à l’espace librairie de la fondation Yves Saint-Laurent, je suis tombée sur ce livre qui m’a attirée comme un aimant. L’intuition sans doute, je ne sais pas, quelque chose de l’ordre de l’impératif qui me disais « prends-le ». Je l’ai pris.

La situation d’énonciation de ce recueil de lettres est un peu particulière. Ce sont des lettres d’amour, mais des lettres d’amour à celui qui vient de mourir et qui ne pourra donc jamais les lire, sauf à penser qu’il y a un au-delà. Comme un besoin impérieux, vital, de dire son amour une dernière fois.

Yves Saint-Laurent meurt le 1er juin 2008, la première lettre date du 5. La seconde ne sera écrite que le 25 décembre, puis elles s’enchaînent jusqu’en août 2009. Un peu plus d’un an donc, d’une correspondance à sens unique, pour faire le deuil de l’amour d’une vie.

Le deuil de l’amour d’une vie

Que dire de ce petit recueil, si ce n’est qu’il m’a tellement émue qu’en écrivant cette chronique, j’ai à nouveau la gorge qui se serre ? Oui, j’ai été touchée jusqu’au plus profond de mon âme par ce texte qui a fait résonner en moi de déchirants échos.

Je connais trop ce besoin d’écrire des lettres, cette graphomanie dirigée vers l’Absent (même un absent bien vivant), pour ne pas comprendre et ressentir une empathie profonde envers Pierre Bergé, souvent stigmatisé mais qui ici m’a arraché des larmes. Il est dans l’hyperconscience, et c’est presque ce qui est le plus touchant : le dialogue est rompu, irrémédiablement, et il sait que finalement c’est à lui-même qu’il s’adresse en écrivant à Yves.

Il lui écrit, une magnifique déclaration d’amour. Car quoi de plus beau, finalement, que de continuer à faire vivre dans son cœur celui qui n’est plus là ?

Cet amour se remémore, avec sincérité et lucidité, sans en occulter les difficultés, et notamment la caractère profondément mélancolique de Saint-Laurent (très bien traité dans le livre d’Alicia Drake, qui m’a d’ailleurs servi pour comprendre certaines allusions), incapable de s’ancrer dans le réel (ce qui me rappelle quelqu’un d’ailleurs), et faisant souffrir malgré lui ceux qu’il aimait et qui l’aimaient, au premier rang desquels Pierre Bergé, qui avait tout accepté (mais aimer, n’est-ce pas accepter ce qu’on ne peut pas toujours comprendre ?).

L’écriture est en outre très belle, très littéraire, et dans les références, philosophiques et littéraires, on sent l’homme d’une grande culture, ce qui lui permet aussi d’atteindre, malgré le caractère éminemment biographique et intime, une sorte de lyrisme universel.

Il se dégage de ce texte une grande mélancolie, celle de la fin d’un monde, symbolisée par la vente de la collection d’art contemporain du couple, et les multiples décès qui viennent meurtrir un peu plus Bergé – qui est d’ailleurs solide, d’autres se seraient laissés submerger.

Ce texte, que j’ai lu d’une seule traite, comme mue par une sorte d’urgence, est de ceux qui restent dans la mémoire, et c’est bien son propos : ériger un mausolée à l’être auquel on a consacré toute une vie. Il n’a pas été sans me rappeler, d’ailleurs,  Lettre à D de André Gortz et surtout  Edwige, l’inséparable d’Edgar Morin.

Lettres à Yves (lien affilié)
Pierre BERGÉ
Gallimard, 2010

Beautiful People, d’Alicia Drake

Quand les créateurs de mode deviennent des stars

Au début des années soixante-dix, les créateurs de mode parisiens commencent à sortir de leur cocon de fournisseurs de garde-robes pour grandes dames et se transforment en stars, en arbitres du style écoutés avec respect, en dispensateurs d’une élégance, d’un sex-appeal, d’un glamour qui deviennent accessibles à tous. 

Cela n’étonnera personne : j’avais envie de lire ce livre depuis sa sortie. Mais vous savez ce que c’est : le temps passe et on ne peut pas toujours faire tout ce dont on a envie.

Aussi l’autre jour, lorsque Géraldine de Café Mode a mis ce livre dans sa liste des indispensables pour se forger une culture mode, je l’ai immédiatement acheté. J’ai cependant attendu d’être en vacances pour le lire, car il s’agit d’un pavé, et bien m’en a pris, car j’ai ainsi pu le savourer tout à loisir, me laissant emporter dans le tourbillon d’une autre époque

Cet essai, fruit de plusieurs années de recherches minutieuses, nous raconte trente-cinq années de mode et de bouillonnement artistique, à travers le parcours et la vie de deux figures emblématiques : Yves Saint-Laurent et Karl Lagerfeld.

Tous deux gagnent en 1954 le concours de stylisme organisé par le secrétariat international de la laine. Tous deux sont à l’aube de leur carrière. Tous deux on de nombreux points communs. Tous deux seront amis, avant d’être rivaux, et même, n’ayons pas peur des mots, farouches ennemis…

Ceux qui ne s’intéressent pas au monde de la mode se diront sans doute que ce livre n’est pas pour eux. Et pourtant, j’ai envie de leur dire que si. Car certes cet essai ravira et passionnera ceux qui, comme moi, ne se lassent pas de lire des textes sur la création de mode à défaut de pouvoir s’habiller chez les grands couturiers, mais pas seulement.

A travers le portrait de ces deux génies de la couture, chacun dans un style totalement différent, c’est toute une époque qu’Alicia Drake met sous nos yeux, des années d’insouciance, d’effervescence artistique et intellectuelle, à la fin d’un monde entérinée par le Sida. Oui, c’est un monde décadent qu’elle nous présente, et d’ailleurs cette décadence est inscrite dans le titre original : Beautiful Fall : fêtes, drogue, sexe, pouvoir.

Un monde cruel et parfois superficiel. Une véritable saga qui nous entraîne dans les arcanes du génie et de la création.

De la création et du génie

Quant aux deux créateurs qui sont au centre de ce livre, parlons-en tout de même. J’ai eu réellement l’impression de les découvrir intimement (à tel point d’ailleurs que Lagerfeld a tenté de faire interdire le livre). Rien ne nous est caché. Tous deux m’ont fascinée et touchée, mais de manière bien différente.

Pour Yves Saint-Laurent tout d’abord, j’ai ressenti une immense empathie : figure torturée, mélancolique, il ne trouve de salut que dans la création. Il apparaît ici profondément humain, presque trop, fragile et sensible, parant ses œuvres d’une immense sensualité.

A côté, Karl Lagerfeld apparaît froid, presque un robot, bourreau de travail tuant les émotions en lui. Et pourtant, non moins génial sans doute, et tout aussi touchant dans sa manière de chercher à entretenir sa légende et à réécrire son histoire, tout comme le faisait Chanel elle-même.

Tous deux certainement profondément malheureux, malgré la richesse et la gloire, comme si c’était la malédiction des créateurs… Au final, je crois malgré tout qu’ils n’étaient pas si différents que cela (je mets « étaient » même si on ne peut pas parler de Lagerfeld au passé) et qu’ils étaient finalement deux sortes d’alter ego.

La même faille existentielle les habite, sur laquelle ils se sont construits. Seule diffère selon moi leur attitude face à cette faille : une certaine forme de complaisance dans le malheur chez Saint-Laurent, avec une tendance nette à fuir la réalité quotidienne pour se réfugier dans son propre monde ; un déni de cette faiblesse chez Lagerfeld, qui se marque par une hyperactivité évidente qui ressemble fort au divertissement pascalien.

A leurs côtés, des personnages intrigants voire fascinants. Le mystérieux Jacques de Basher (raison de la haine entre les deux hommes). Et surtout Pierre Bergé : j’ai apprécié que l’auteure aille plus loin que l’image habituelle que l’on a de lui, cette image froide d’un cerbère psychorigide enfermant Saint-Laurent dans une tour d’ivoire. Car les choses sont plus complexes. Mais je reviendrai prochainement sur Pierre Bergé, car depuis j’ai lu un autre texte qui éclaire davantage sur sa relation avec Saint-Laurent que celui-ci.

Bref, je suis sortie enchantée de la lecture de cet essai très bien écrit et particulièrement bien documenté. Un seul regret : l’absence d’illustrations (j’étais sans cesse obligée de chercher des images sur internet, j’aurais apprécié de les avoir sous les yeux durant ma lecture).

Beautiful People. Saint-Laurent, Lagerfeld : Splendeurs et misères de la mode. (lien affilié)
Alicia DRAKE
Denoël, 2008 (Folio, 2010)

Belle de jour, Joseph Kessel/Luis Bunuel

Aux tréfonds de la psyché féminine

Elle n’en avait pas de remords ni même de regrets. Elle avait trop senti à chacun de ses pas chancelants une main inhumaine et dans sa chair plongée la traîner d’ornières en ornières chaque fois plus profondes. Cette route brûlante et boueuse elle en eût refait toutes les étapes, si le sort avait permis à sa vie de recommencer un de ses lambeaux.

Belle de jour de Joseph Kessel est l’un de mes romans préférés. Pour tout dire, il me fascine littéralement.

Il s’ouvre sur une scène traumatique dont on ne comprend la portée que plus tard, et qui nous montre Séverine enfant. On la retrouve quelques années plus tard, jeune épouse de Pierre, un médecin. Elle mène alors une vie oisive et aisée et passe ses journées dans les boutiques en compagnie de son amie Renée. Elle est en apparence heureuse, mais quelque chose vient tout bouleverser et remettre en question : l’annonce qu’une de ses amies se rend dans une « maison de rendez-vous » pour gagner un peu d’argent. Ce qui se passe alors en Séverine est de l’ordre du choc, « l’ennemi encore inconnu qui s’était tapi au plus secret d’elle-même » se réveille, et, afin d’exorciser « l’agitation satanique » dont elle est la proie, elle devient elle-même fille de joie chez Madame Anaïs, sous le joli pseudonyme de « Belle de jour », car elle ne peut travailler que l’après-midi.

Une âme torturée

Bien sûr elle ne fait pas ça pour l’argent, mais par pure perversion : ce que cherche Séverine dans l’acte de se prostituer, c’est à être humiliée, salie, soumise. Et bien évidemment, tout cela va très mal se terminer…

Le talent de Joseph Kessel dans ce roman et d’avoir su plonger au cœur de l’âme torturée de Séverine, et d’avoir su analyser sa conscience avec brio. Il n’y a jamais de jugement. Tout se passe entre l’héroïne et elle-même, et c’est déjà beaucoup. Séverine est très touchante, harcelée par la culpabilité mais en même temps incapable de renoncer à ce qui finalement est la seule chose qui lui apporte une réelle satisfaction dans l’existence.

Quant au film de Luis Bunuel, je l’apprécie énormément. Mais lorsque je l’ai revu mardi soir, c’était la première fois que je le visionnais avec si peu de distance par rapport au roman, et c’est ce qui m’a gênée.

Une autre histoire de Séverine

Bunuel (enfin, Jean-Claude Carrière, qui a signé le scénario) a pris de nombreuses libertés avec le roman, ce qui est normal, mais j’avoue que je n’arrive pas à toutes les comprendre. Déjà je trouve Séverine très froide dans le film, très distante par rapport à ce qu’elle vit et ce qu’elle fait : on ne sent pas les déchirements de son esprit, on ne ressent pas sa peur d’être découverte et la culpabilité qui la ronge malgré tout.

De plus, la scène traumatique, pourtant fondamentale, est un peu expédiée, et je trouve cela dommage car je ne suis pas sûre que sans avoir lu le livre on puisse bien saisir l’enjeu, d’autant que de nombreuses scènes ont été supprimée (et d’autres ajoutées, notamment toutes les scènes de fantasme où Séverine est attachée et malmenée), et Bunuel a beaucoup changé la fin, et je trouve que cela infléchit un peu trop le sens à mon goût.

L’esthétique Yves Saint-Laurent

Ceci étant, cela reste un film magnifique, à l’esthétique soignée.

Et comment passer sous silence les costumes de Séverine, dessinés par Yves Saint-Laurent : le film date de 1967, et je pourrais tout porter : l’imperméable en vinyl, le tailleur rouge… Quant  aux chaussures « Belle de jour » de Roger Vivier, elles sont un de mes fantasmes stylistiques depuis plusieurs années.

Les costumes sont un élément essentiel du film car ils établissent une continuité entre les deux Séverine : elle ne se déguise pas pour aller « travailler », elle reste la bourgeoise tirée à quatre épingle qu’elle est fondamentalement et qui veut être humiliée. Et c’est bien ce chic absolu associé à la déchéance qui rend fous les hommes.

Belle de jour (lien affilié)
Joseph KESSEL / Luis BUNUEL