L’Odyssée du sacré, de Frédéric Lenoir : la grande aventure spirituelle de l’humanité

En somme, homo sapiens est un animal spirituel susceptible de faire une expérience intime du sacré, laquelle peut s’inscrire dans une philosophie matérialiste ou spiritualiste. Et, dans ce dernier cas, elle pourra être qualifiée de religieuse si elle s’insère dans un collectif ou se réfère à une tradition. C’est la spiritualité et le sens du sacré qui sont premiers et universels. La conception spiritualiste, même si elle est très répandue, est déjà partagée par moins d’individus. On définira enfin la religion comme le phénomène culturel et social qui rassemble tous les individus partageant une conception spiritualiste du monde.

Lorsque Frédéric Lenoir publie un nouvel ouvrage, en général, je le lis car j’y apprends toujours beaucoup de choses, même sur des sujets que j’ai déjà beaucoup explorés. Il a un véritable don, celui de rendre accessibles des concepts et des pensées complexes. Il n’est donc pas étonnant que je me sois plongée presque dès sa sortie dans cet assez gros volume, conçu comme une sorte de prolongement du Sapiens de Yuval Noah Harari, mais sur le sujet restreint du sacré, des croyances, des religions et de la spiritualité. Sujets qu’Harari abordait, mais de manière plus succincte. Et c’est, comme on le sait, un de mes sujets de prédilection.

Après une introduction dans laquelle il pose excellemment son sujet fort complexe et les définitions nécessaires, Lenoir divise son essai en deux parties : une première partie historique, dans laquelle il nous raconte l’aventure spirituelle de l’humanité de la préhistoire et de l’apparition du sens du sacré aux mutations actuelles ; dans la deuxième partie, il se demande, en s’appuyant sur les recherches menées dans toutes les sciences, pourquoi l’être humain est un animal spirituel.

Et c’est encore une fois un ouvrage passionnant et instructif, même s’il est aussi, nécessairement, frustrant car le projet n’est pas de proposer une somme complète sur la question (ce qui serait de toute façon impossible), mais une initiation, et certains points sont passés rapidement. Mais ce n’est pas plus mal : cela donne envie d’approfondir certains sujets (et j’aurais aimé une véritable bibliographie, et non simplement des notes, d’autant qu’elles sont à la fin, ce que j’ai toujours trouvé crispant), et cela invite bien sûr à réfléchir et à s’interroger.

Le grand mérite de Lenoir, c’est de parvenir (sauf dans la conclusion où il donne son avis) à rester objectif, et à poser tous les aspects de la question, en proposant les thèses de chercheurs ou de philosophes avec lesquels il n’est de toute évidence (quand on le connaît : cela ne se sent pas dans la rédaction) pas d’accord. Moi non plus, du reste. Mais il est toujours intéressant de se confronter aux avis différents des nôtres, ce qui est difficile sur un sujet comme celui-là.

Ce qui est évident, et qui est d’ailleurs la conclusion, c’est que nous sommes probablement dans un de ces grands bouleversements majeurs qui ont marqué l’histoire de la spiritualité humaine : une aspiration à réenchanter le monde, à lui rendre sa magie et sa poésie. Et, oh, tiens, est-ce que ça ne serait pas ma mission, ça ?

Si vous êtes curieux, foncez : comme d’habitude, cela se lit aisément, et on apprend beaucoup de choses !

L’Odyssée du sacré. La grande histoire des croyances et des spiritualités des origines à nos jours. (lien affilié)
Frédéric LENOIR
Albin Michel, 2023

Le Cantique des Cantiques, aux éditions Diane de Selliers

Texte d’amour mystique, hymne à l’amour charnel, grandiose métaphore poétique de l’amour divin, ce poème, entré dans le corpus biblique au IIIe siècle, émeut, fascine et interpelle. Il nourrit les interprétations de la Tora : le Talmud (IIe siècle avant notre ère – VIe siècle après), le Midrach Rabba et le Zohar (XIIIe siècle). Il a suscité des commentaires infinis chez les exégètes juifs, chrétiens et les grands érudits. Pourquoi ce poème a-t-il survécu ? Comment est-il entré dans le corpus biblique ? Quel mystère recèle-t-il ? Et comment le lire ?

Je suis fascinée par le Cantique des Cantiques, hapax dans un corpus biblique qui ne m’émeut guère ni n’excite beaucoup mon imaginaire. Or il se trouve que, justement, j’étais toute à un texte où le Cantique avait sa place lorsque j’ai reçu cette merveilleuse édition, bien plus complète que celle dont je disposais. Magie de la synchronicité, qui ne cesse de m’émerveiller.

A la place centrale, le texte lui-même, en quatre langues : l’hébreu avec la Biblia Hebraica Stuttgartensia, le grec avec la Septante, le latin avec la neo-vulgate, et quatre traductions françaises choisies de manière à représenter les versions utilisées par les différentes communautés religieuses : la Bible de Jérusalem (pour la tradition catholique), la Bible Segond (pour la religion protestante), la Bible du Rabbinat (pour le judaïsme) et la Bible de Chouraqui (universelle).

De quoi se plonger, donc, directement au cœur du texte et de ses langues. Même si on ne maîtrise pas les trois langues anciennes reproduites, c’est tout de même un plaisir infini de les avoir sous les yeux, de les parcourir, d’en capter la magie, de remonter aux origines du texte, tout comme il est fascinant de comparer les traductions, chaque mot étant pesé, et le sens jaillissant de l’ensemble.

Mais le lecteur, ici, n’est pas laissé seul avec le texte, et cette édition vaut particulièrement pour son très riche appareil critique dont émerge la multiplicité des sens et des lectures.

Jean-Christophe Saladin, dans son introduction « la tradition des Bibles polyglottes », interroge le problème de l’intégration du Cantique au corpus biblique et réfléchit sur l’aventure éditoriale des bibles polyglottes à la Renaissance.

Mais c’est surtout son deuxième article, « Une poésie érotique religieuse« , qui m’a passionnée et a profondément nourri ma réflexion : partant des origines du Cantique, notamment orientales, et son intertextualité, il évoque les différentes pistes du poème, avec notamment un fascinant développement sur le Mariage Sacré. Cet article a confirmé une intuition que j’avais sur certains éléments, et j’en suis plus que ravie.

Marc-Alain Ouaknin de son côté nous invite dans le travail herméneutique et les traductions. Dans « Un doux éclat de lire », il nous dévoile quelques mystères de la langues hébraïques et les principes qui président à l’interprétation des textes.

Dans « la danse des mots » il choisit sept mots emblématiques du Cantique et confronte les différentes traductions, leurs différences et leurs nuances, et nous fait prendre conscience, de manière vertigineuse, de l’infini des possibles, tant chaque racine déploie des infinités de sens possibles, faisant écho à d’autres textes bibliques.

Enfin, dans « L’ivresse des parfums« , il montre comment le poème peut être rapproché d’un traité de parfumerie.

Riche, érudite, vertigineuse, exigeante, cette édition est indispensable à tous ceux qui s’intéressent au Cantique des Cantiques mais aussi, plus largement, à l’exégèse des textes sacrés. Elle n’en épuise pourtant pas le sens, car il est inépuisable, mais propose des pistes à la réflexion et à la rêverie que l’on soit religieux, ou non !

Cantique des Cantiques – Sept lectures poétiques (lien affilié)
Diane de Selliers, 2016

Phrères, de Claire Barré

Certains êtres ne sont tout simplement pas faits pour habiter la vie. Trop sensibles, intenses, poreux. Incapables de se contenter du plaisir simple d’exister. Dans la rage du monde, sa violence.

Intrigant ce titre, n’est-il pas ?

Reims, 1925. Ils sont quatre adolescents à constituer le groupe poétique des « phrères simplistes » : Lecomte, Daumal, Vailland dit le dandy et Meyrat dit la Stryge. Leur vie est tout entière consacrée à leur art, et leur projet pour l’année suivante est de partir faire leurs études à Paris, et d’y fonder une revue poétique. Mais le père de Lecomte refuse ce départ : son fils fera médecine. L’adolescent décide donc de se suicider…

Ecrit d’après une histoire vraie, ce roman n’est évidemment pas sans rappeler, dans les grandes lignes, le cultissime Cercle des poètes disparusEn plus fort encore.

Pour les phrères simplistes, il n’y a d’autre religion que la poésie, et Rimbaud est son prophète (avec Baudelaire, Lautréamont, Nerval et quelques autres). Etre poète pour eux, c’est habiter le monde d’une certaine façon, sans compromis, c’est approuver la vie dans tout ce qu’elle a à offrir, absolument — quitte à ce que ce soit la mort.

Le roman est entièrement construit autour de ce climax tragique qu’est le sacrifice des deux adolescents et, habité, tissé de poésie, il montre encore une fois l’affrontement entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, Eros et Thanatos.

L’écriture, la création poétique est un culte : très mystique et ésotérique, le texte multiplie les références religieuses païennes : les dieux de l’antiquité, Isis, l’enthousiasme, le chamanisme, le sacré et les métempsycoses, les prophéties hallucinées dignes de la Sibylle de Cumes, les mystères d’Eleusis. Le sexe et l’érotisme. Langage sacré, la poésie vise alors à retrouver le sens caché des choses

Dans une langue à la fois crue, violente, charnelle et poétique, Claire Barré, avec ce roman, rend hommage à la fois à la poésie en ce qu’elle a de plus exigeant et de plus mystérieux, et à un groupe de poètes finalement assez méconnus. Un très beau roman, qui ravira ce pour qui la littérature est l’objet d’un culte…

Phrères (lien affilié)
Claire BARRÉ
Robert Laffont, 2016