La ballade de Nitchevo, de Claire Barré : de l’ombre à la lumière

C’est quoi, ton rêve, à toi ? C’est important, les rêves. C’est eux qui guident la vie. Qui te permettent de te diriger, même quand tu t’es perdue dans l’obscurité.

Cela fait quelques années que j’ai découvert Claire Barré et son univers empreint de spiritualité et de poésie, tout pour me plaire donc, et j’étais bien évidemment très curieuse de lire son dernier roman.

Nitchevo : ça veut dire « rien », en russe. Drôle de surnom pour une gamine de 19 ans. Poète et toxico, elle traîne son mal-être avec le tout aussi paumé Slim, qu’elle considère comme son frère. Mais une rencontre et une suite d’événements vont lui permettre de donner un nouveau tour à sa vie…

Un roman finalement très lumineux, mais dont le début m’a beaucoup secouée : glauque et poisseux, ils nous entraîne dans un monde de marginal dont on préfèrerait rester loin, si possible. Tout de suite on ressent beaucoup de compassion pour Nitchevo, pour son mal-être, pour son incapacité à être au monde « normalement », et sa manière de s’accrocher à la poésie pour respirer. Et puis vient une deuxième partie guérisseuse, rédemptrice, qui vient poser des mots sur les maux et remettre les choses à leur place, et c’est très beau.

Ce roman m’a finalement fait beaucoup de bien, et je pense qu’il n’est pas pour rien dans certains événements qui se sont produits pendant que je le lisais (synchronicités, tout ça). Bref, je le conseille vraiment, car il m’a apporté beaucoup de belles choses, m’a questionnée, remuée et fait réfléchir, et c’est le rôle de la poésie !

La Ballade de Nitchevo
Claire BARRÉ
Tredaniel, 2022

Chant d’amours, de Claire Barré : les noces mystiques de la chair et de l’âme

Et l’amante, déchirée, l’amante désunifiée, entend les chants entremêlés de ses amants.
Leurs chants d’amours. 

C’est par ce roman que je voulais commencer l’année (au sens de : c’est le premier roman dont je voulais parler). Par seulement parce que j’aime beaucoup Claire Barré : c’est surtout que ce texte m’a totalement bouleversée et illuminée.

Stella aime les hommes. Le corps des hommes. Elle aime être prise par eux. Jouir et faire jouir. Dans une chambre, Amir l’attend, Amir qu’elle a blessé et qu’elle n’a pas vu depuis quatre ans. Amir, l’amant charnel, qu’elle a abandonné pour Malo le mystique, l’amant désincarné.

Dit comme ça (mais je ne vois pas comment le dire autrement), cela semble une histoire de triangle amoureux. Mais c’est beaucoup plus complexe et symbolique : solaire, lumineux, débordant d’une sensualité et d’une poésie bouleversantes, le roman parle certes de l’amour et du désir, et il en parle magnifiquement, mais surtout du corps et de l’âme — et de leur réconciliation autour de la figure du féminin sacré.

Stella, c’est la femme sauvage, qui ne renie pas sa sexualité, et qui au contraire sait qu’elle est une voie d’accès à elle-même et au sacré ; et pourtant, ce n’est qu’au terme d’un chemin qu’elle arrivera à réconcilier en elle la chair et l’âme. Parce qu’elle est d’abord écartelée, et que chacun de ces hommes nourrit un de ses aspects, un de ses besoins contradictoires.

Comme les autres textes de Claire Barré, celui-ci est profondément mystique voire gnostique ; comme un long poème aux accents de Cantique des Cantiquesil intègre la puissance libératoire de l’érotisme sacré, celle qui unit. La puissance aussi du féminin sacré, et il m’a fait penser au poème à Isis de Nag Hamadi : 

Parce que je suis la première et la dernière / Je suis la vénérée et la méprisée / Je suis la prostituée et la sainte / Je suis l’épouse et la vierge / Je suis la mère et la fille / Je suis les bras de ma mère / Je suis la stérile et mes enfants sont innombrables / Je suis la bien mariée et la célibataire / Je suis celle qui donne le jour et celle qui n’a jamais procréé / Je suis la consolation des douleurs de l’enfantement / Je suis l’épouse et l’époux / Et c’est mon homme qui m’a créée / Je suis la mère de mon père / Je suis la sœur de mon mari / Et il est mon fils rejeté / Respectez-moi toujours / Car je suis la scandaleuse et la magnifique.

Bref, ce roman initiatique et d’une rare puissance érotique m’a littéralement bouleversée, secouée, illuminée aussi : plusieurs jours après sa lecture j’en ressens encore la secousse, à la fois en tant que femme, et aussi en tant qu’écrivain parce que j’y ai retrouvé « mes » thèmes. Et surtout, je me suis dit que c’était exactement ça que je voulais faire !

Chant d’amours (lien affilié)
Claire BARRÉ
Sable Polaire, 2019

Pourquoi je n’ai pas écrit de film sur Sitting Bull, de Claire Barré

Cette idée de « laisser une trace » fait partie de mes obsessions primordiales. L’art est, pour moi, un moyen de lutter contre la peur de l’inutilité de l’existence. J’ai toujours vu les artistes comme des guides, des passeurs, ayant embrassé « l’horrible travail », celui de toute une vie : la tâche ardue consistant à partager des clés de compréhension à leurs frères et sœurs humains, aussi égarés qu’eux. Les artistes m’ont plus appris à vivre que mes professeurs, à quelques exceptions près. Se reconnaître dans les œuvres d’un(e) autre est sans doute l’une des plus grandes émotions qu’on puisse éprouver. Ecouter une musique, contempler un tableau ou lire un texte qui nous dévoile à nous-même, qui nous murmure que nous ne sommes pas seuls à souffrir, à aimer, que d’autres, avant nous, ont vécu ces mêmes tourments, ont éprouvé ces mêmes splendeurs, n’est-ce pas le plus beau cadeau qu’un être humain puisse recevoir de ceux et celles qui l’ont précédé sur cette terre ?

Le précédent roman de Claire BarréPhrères, m’avait fait forte impression notamment par la manière dont il abordait certains sujets comme la dimension mystique de l’écriture ; j’étais donc très curieuse de découvrir ce dernier opus, beaucoup plus personnel, dans lequel l’auteure raconte ses expériences et ses voyages chamaniques.

Tout commence par l’apparition d’un visage d’Indien, qui s’interpose en transparence entre la narratrice et le monde. Pas n’importe quel Indien, d’ailleurs, puisqu’après quelques recherches elle découvre qu’il ne s’agit rien moins que du légendaire Sitting Bull. Alors, c’est comme si une porte s’ouvrait…

Une porte s’ouvre pour la narratrice avec cette apparition, et le texte lui-même ouvre des portes. Voyage au cœur de l’histoire des amérindiens et du chamanisme, il montre comment, finalement, tout s’organise, les expériences du passé prenant tout leur sens ; surtout, il met au premier plan toute une réflexion sur l’art, la création, l’écriture, déjà présente dans Phrères : à la fois rimbaldien et baudelairien, le roman fait du poète un guide, un voyant, un déchiffreur de symboles.

Rien que cela aurait suffi à faire de cette lecture une expérience passionnante. Mais pour moi, elle a été beaucoup plus intime, et, partant, bouleversante. Parce que, se mettant à nu, Claire Barré nous offre le récit de son cheminement spirituel, de ses interrogations, de ses voyages chamaniques au cœur des mondes cachés.

Cela pourra laisser certains lecteurs perplexes, c’est évident. Moi, ça m’a tout simplement bouleversée : par delà les différences concrètes, j’ai retrouvé dans ce récit certaines de mes expériences impossibles, certaines interrogations existentielles et positionnements spirituels (même si avec l’auteure nous ne sommes pas vraiment d’accord sur le sens profond de ce mot, puisqu’elle met « recherche spirituelle » et « foi religieuse » dans le même sac, alors que pour moi au contraire ils s’opposent) notamment en ce qui concerne les religions et la question du féminin sacré.

Même lorsqu’elle évoque son premier roman, Ceci est mon sexe (que je n’ai pas encore lu mais qui du coup a été placé en haut de ma liste) j’y ai retrouvé un peu de ce que je veux faire avec mes textes érotiques.

Bref : ce roman, original et sensible, m’a profondément chamboulée par l’écho qu’il a suscité en moi. C’est donc un coup de cœur !

Comment je n’ai pas écrit de film sur Sitting Bull (lien affilié)
Claire BARRÉ
Robert Laffont, 2017

Phrères, de Claire Barré

Certains êtres ne sont tout simplement pas faits pour habiter la vie. Trop sensibles, intenses, poreux. Incapables de se contenter du plaisir simple d’exister. Dans la rage du monde, sa violence.

Intrigant ce titre, n’est-il pas ?

Reims, 1925. Ils sont quatre adolescents à constituer le groupe poétique des « phrères simplistes » : Lecomte, Daumal, Vailland dit le dandy et Meyrat dit la Stryge. Leur vie est tout entière consacrée à leur art, et leur projet pour l’année suivante est de partir faire leurs études à Paris, et d’y fonder une revue poétique. Mais le père de Lecomte refuse ce départ : son fils fera médecine. L’adolescent décide donc de se suicider…

Ecrit d’après une histoire vraie, ce roman n’est évidemment pas sans rappeler, dans les grandes lignes, le cultissime Cercle des poètes disparusEn plus fort encore.

Pour les phrères simplistes, il n’y a d’autre religion que la poésie, et Rimbaud est son prophète (avec Baudelaire, Lautréamont, Nerval et quelques autres). Etre poète pour eux, c’est habiter le monde d’une certaine façon, sans compromis, c’est approuver la vie dans tout ce qu’elle a à offrir, absolument — quitte à ce que ce soit la mort.

Le roman est entièrement construit autour de ce climax tragique qu’est le sacrifice des deux adolescents et, habité, tissé de poésie, il montre encore une fois l’affrontement entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, Eros et Thanatos.

L’écriture, la création poétique est un culte : très mystique et ésotérique, le texte multiplie les références religieuses païennes : les dieux de l’antiquité, Isis, l’enthousiasme, le chamanisme, le sacré et les métempsycoses, les prophéties hallucinées dignes de la Sibylle de Cumes, les mystères d’Eleusis. Le sexe et l’érotisme. Langage sacré, la poésie vise alors à retrouver le sens caché des choses

Dans une langue à la fois crue, violente, charnelle et poétique, Claire Barré, avec ce roman, rend hommage à la fois à la poésie en ce qu’elle a de plus exigeant et de plus mystérieux, et à un groupe de poètes finalement assez méconnus. Un très beau roman, qui ravira ce pour qui la littérature est l’objet d’un culte…

Phrères (lien affilié)
Claire BARRÉ
Robert Laffont, 2016