La Passion suspendue, de Marguerite Duras : vivre, écrire

Pendant longtemps j’ai cru qu’écrire était un travail. Maintenant je suis convaincue qu’il s’agit d’un événement intérieur, d’un « non-travail » que l’on atteint avant tout en faisant le vide en soi, et en laissant filtrer ce qui en nous est déjà évident. Je ne parlerais pas tant d’économie, de forme ou de composition de la prose que de rapports de forces opposées qui doivent être identifiées, classées, endiguées par le langage. Comme une partition musicale.

J’ai un rapport compliqué à Duras. Je n’aime pas tant que ça ses romans, et certains me résistent obstinément. Mais quand elle parle d’elle, de l’amour et de l’écriture, qui chez elle comme chez moi sont indissociables, elle me bouleverse absolument. Aussi, cela faisait un moment que j’avais repéré ce recueils d’entretiens, à la genèse assez originale : paru en Italie en 1989, il n’avait jamais été traduit (retraduit ?) en français, et on ne connaissait même pas son existence, jusqu’en 2013 (je vous passe toute l’histoire).

Nous avons donc ici une série d’entretiens entre Marguerite Duras et la journaliste italienne Leopoldina Pallotta della Torre, organisée de manière très ferme : l’enfance, les années parisiennes, le parcours de l’écriture, l’analyse du texte, la littérature, la critique, la galerie des personnages, le cinéma, le théâtre, la passion, la femme, les lieux.

Je ne sais pas si le fait que la journaliste soit italienne joue beaucoup, mais le fait est que dans ce volume Duras se livre de manière bouleversante et sincère. Encore un texte que j’ai surligné et annoté de partout, tant ce qu’elle dit sur l’écriture comme impératif (elle se demande même comment font les gens pour ne pas écrire, et je me posais la même l’autre jour), sur la littérature et l’amour comme forces vives qui changent les choses, sur le désir et comment l’écrire, sur le fait d’être femme, aussi. Et cette phrase, sur laquelle je vous laisse méditer : la pire chose qui puisse arriver dans la vie est de ne pas aimer.

Bref : indispensable.

La Passion suspendue
Marguerite DURAS
Entretiens avec Leopoldina Pallotta della Torre
Traduit de l’italien par René de Ceccatty
Seuil, 2013 (Points, 2016)

A un détail près, de François Cérésa : l’amour encore une fois

Je sais bien que tout commence par les yeux et finira par les yeux. Seulement j’ai l’impression de ne plus avoir de regard. Le plus dur, c’est la nuit. Quand je ne dors pas, je me remémore Victoire. Son sourire. Son parfum. Son corps. Comment elle s’habillait. Ce qu’elle aimait. Son amour me permettait de résister. Je ne résiste plus. Même plus à la résistance elle-même. Je suis à la dérive. […] Margaret dit que je suis une âme errante. Que celle de Victoire est là pour m’escorter. Qu’elle ne me quittera plus. Qu’un principe spirituel ne peut pas nous quitter.
Mais ce qui me manque, moi, ce n’est pas un principe spirituel. Ce n’est pas une âme. C’est Victoire. Son corps. La vie, c’est ça. La matière. Le reste, c’est la mort.

Comment aimer à nouveau quand l’être qui nous était plus précieux que l’air que l’on respire nous a été arraché ? C’est la question centrale du nouveau roman de François Cérésa.

Se remettant difficilement de la mort de sa femme, Antoine, le narrateur, travaille à un livre sur elle, qui aurait comme trame de fond Manon Lescaut. A la bibliothèque où il fait ses recherches, il tombe sous le charme d’une femme qui s’appelle justement Manon, et qui semble entretenir bien des points communs avec l’héroïne de Prévost — et avec Victoire, son épouse décédée. Jusqu’à quel point ?

Un très joli roman, plein de délicatesse et d’émotions, qui joue sur les références intertextuelles pour construire un personnage féminin très intrigant et mystérieux, à la fois attachant et agaçant, jusqu’à la révélation finale. L’auteur y interroge l’amour, le désir, le jeu, et nous fait voyager : en somme, tout ce que j’aime, et j’ai pris beaucoup de plaisir à cette lecture !

A un détail près
François CÉRÉSA
Editions Ecriture, 2021

Le désir triomphal

Cela fait longtemps que je n’avais pas fait d’Instant Poétique, mais depuis le 13 et jusqu’au 29 mars a lieu le Printemps des poètes, dont le thème est cette année le désir, un thème qui m’enchante évidemment. L’occasion de partager avec vous ce très beau poème d’Anna de Noailles…

Le désir triomphal, en son commencement,
Exige toutes les aisances ;
Il ignore le temps, le sort, l’atermoiement ;
Il exulte, il chante, il s’avance !

On serait stupéfait et transi de savoir,
Aux instants où l’amour débute,
Combien seront soudain précaires l’abreuvoir,
Le dur pain et la pauvre hutte !

Le cœur éclaterait comme d’un son du cor
S’il entrevoyait dans l’espace
Tant de honte acceptée humblement, pour qu’un corps
Ne nous prive pas de sa grâce…

Anna de Noailles, Poèmes de l’amour

Les chemins de désir, de Claire Richard : fantasmogenèse

Notre vie pornographique, celle que racontent nos souvenirs de porno mis bout à bout, a des réponses sur qui nous sommes.

Pour cette première lecture de l’année, qui est aussi une première lecture « coquine » puisque nous sommes le premier mardi du mois, nous allons parler de désir et de pornographie et de fantasmes.

Dans ce roman, Claire Richard s’intéresse aux mutations du porno, mais aussi à l’effet qu’il a sur le désir et les fantasmes. La narratrice le découvre pour la première fois en tombant, à huit ans, sur des bandes dessinées « pas pour les enfants ». Puis à 13 ans, à 16 ans, à 20 ans, à 30 ans… la pornographie émaille sa vie, traçant ses chemins de désir (les sentiers qui se forment à côté des chemins prévus), et lui permettant d’explorer le champ infini des fantasmes.

Je crois que j’ai rarement lu quelque chose d’aussi brillant sur le sujet du désir : ce qu’il a d’indomptable, de complexe, de non-politiquement correct, d’indomesticable et parfois d’inavouable, bref, le désir qui n’est pas toujours blanc ou noir mais souvent gris. Alors le roman nous invite à explorer nos propres chemins de désir (et cette métaphore est extraordinaire dans ses significations), à interroger notre rapport à la pornographie qui en dit beaucoup sur qui nous sommes : par un processus de fantasmogenèse, remonter les chemins de désir jusqu’à la source des fantasmes, comment ils se fabriquent, quelles sont leurs frontières ? C’est aussi un exercice de shadow work : YouPorn entraîne l’utilisateur sur des territoires qu’il n’aurait pas imaginé. Se pose alors la question : mais pourquoi ça m’excite ? Et ce déchirement, cette honte de ses propres fantasmes : comment peut-on être féministe et fantasmer sur des scènes de domination, et accepter l’industrie du porno et ses métamorphoses ?

Ce roman est très court, mais complexe, et il dit une multitude de choses sur le désir qui méritent d’être réaffirmées.

Les chemins de désir
Claire RICHARD
Le Seuil, 2019

C’est aussi un podcast

Lu par Noukette

Chez Stephie

Chambre d’hôtel et La lune de pluie, de Colette : souvenirs

Je n’étais pourtant pas vieille, et surtout je ne paraissais pas mon âge véritable. Mais une vie intime assombrie, incertaine, une solitude qui ne ressemblait pas à la paix m’ôtaient la vivacité, l’aménité du visage. Je n’ai jamais été moins remarquée par les hommes qu’en ces années-là, dont je dissimule ici le millésime. C’est bien plus tard qu’ils m’ont rendu la bonne chaleur offensante des regards, et cette cordialité de la concupiscence qui porterait un admirateur, venu le moment de vus baiser la main, à vous prendre gentiment une fesse.

Après avoir terminé Inépuisables de Vivian Gornick, dont je vous parlais l’autre jour, j’ai eu envie de relire Colette : je n’étais pas tellement d’accord avec Gornick sur la question du désir, et je voulais vérifier. Bon, évidemment, je n’ai pas retrouvé mon exemplaire de La Vagabonde et pourtant, je suis sûre de posséder à peu près tout Colette dans cette délicieuse édition vintage du livre de poche. En échange, j’ai trouvé ce petit volume qui ne fait pas partie des œuvres connues de la romancière, qui n’est d’ailleurs pas un roman mais deux nouvelles, et que je ne me souviens pas avoir lu.

Deux nouvelles donc, parues à l’origine dans la presse, en feuilleton, et qui correspondent à ce qu’on appellerait aujourd’hui de l’autofiction, puisque Colette mêle l’autobiographie (son identité de comédienne dans la première nouvelle, d’autrice dans la deuxième) et la fiction. Dans « Chambre d’hôtel », elle sous-loue un chalet à la montagne à une de ses connaissances, une demi-mondaine, mais le chalet ne lui plaisant pas, elle finit à l’hôtel, et se lie plus ou moins avec un couple. Dans « La lune de pluie », elle se retrouve par hasard dans un appartement qu’elle a quitté il y a longtemps, où vivent deux sœurs dont la plus jeune vit un grand chagrin d’amour.

Evidemment, ce qui fait le charme de ces nouvelles, c’est l’écriture de Colette, ce délicieux ton parfois un peu caustique, un peu snob aussi. Néanmoins la première nouvelle ne m’a pas tellement passionnée, si ce n’est les moments avec la chatte de Colette, qu’elle promène en laisse. La deuxième en revanche m’a beaucoup plu, outre son titre merveilleusement poétique, car il y est question de sorcellerie et j’ai trouvé ça formidable, de tomber à nouveau comme ça, pas vraiment par hasard. De sorcellerie, de magie, d’amour et de désir, de ce lien immortel entre deux êtres qui ont fait l’amour même une seule fois… ça ne va pas forcément faire avancer mes recherches sur ce thème, mais j’ai beaucoup aimé.

Chambre d’hôtel suivi de La Lune de pluie
COLETTE
Fayard, 1954 (Livre de Poche, 1964)

Inépuisables, de Vivian Gornick : notes de relectures

Pour moi, relire un livre que j’estimais important à une période de ma vie, c’est un peu comme s’allonger sur le divan du psychanalyste. Un récit que je connaissais par cœur des années durant est tout à coup remis en perspective avec angoisse ; je me rends compte que j’ai mal interprété tel personnage ou tel détail de l’intrigue. Ils se rencontrent à New-York alors que j’étais persuadée que c’était à Rome ; en 1870, alors que j’aurais parié sur 1900 ; qu’est-ce que la mère a fait au héros, déjà ? Le monde continue à disparaître dès que je me mets à lire, pourtant, je ne peux m’empêcher de me demander comment, ayant mal compris ceci, et cela, ce livre a tout de même réussi à me captiver ?

Je ne sais pas si vous faites partie des gens qui relisent. Moi peu, mais il se trouve que le hasard a fait que j’ai lu cet ouvrage, dans lequel Vivian Gornick se livre à une sorte d’autobiographie à travers les livres et la manière dont on perçoit différemment certaines œuvres en avançant dans la vie, juste après avoir relu La Princesse de Clèves, relecture qui m’en a pas mal appris sur moi.

Vivian Gornick nous reparle ainsi de ses relectures d’Amants et fils de DH Lawrence, de Colette, de L’Amant de Duras, d’Elizabeth Bowen, de quelques écrivains juifs américain, de Natalia Ginzburg, de romans sur la Première Guerre mondiale, de Les Chats en particulier de Doris Lessing et de Jude L’Obscur de Thomas Hardy.

Et c’est passionnant, aussi bien quand on a lu les œuvres en question que lorsqu’on les découvre dans le regard de l’auteure. Véritable déclaration d’amour à la littérature, ce texte difficilement classable d’un point de vue générique (ou alors peut-être en récit de voyage) a comme postulat que la littérature permet de se connaître soi et le monde, de l’interroger. Et c’est ce que fait Gornick, sur le féminisme, l’amour et la sexualité, le désir, l’écriture, ce que c’est que d’être juif… Chemin faisant, elle découvre parfois qu’elle a fait quelques erreurs d’interprétation, plus jeune ; d’autres fois je n’ai pas été pleinement d’accord avec ce qu’elle formulait (sur Colette essentiellement) ; j’ai été frappée par sa formulation sur Duras, « une vie au service du désir ». J’ai beaucoup ri, parce que c’est parfois très drôle, et attachant.

Une très intéressante et originale manière de porter son regard sur le monde, sur la vie, qui donne de nombreuses envies de (re)lecture ! A conseiller sans modération !

Inépuisables
Vivian GORNICK
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laetitia Devaux
Rivages, 2020

Les roses fauves, de Carole Martinez : le cœur des femmes

Des cœurs interdits reposent derrière la porte-miroir, des coussins en forme de cœur dans lesquels les aïeules, sentant leur fin venir, ont glissé des dizaines de bouts de papier pliés où sont écrits leurs inavouables secrets. Chacune a bourré son petit ballot personnel de mots avant de le refermer à l’aiguille et de mourir légère […] Des cœurs de femmes battent dans la vieille armoire de Lola. Ils racontent une histoire qui a commencé il y a plus d’un siècle en Espagne, du côté de Málaga, là où la coutume voulait que les filles aînées héritent du cœur cousu de leur mère morte. 

Impossible de résister à la poésie de l’univers de Carole Martinez : ce roman faisait donc parti de mes désirs impérieux de rentrée littéraire.

C’est une tradition espagnole qui matérialise la lignée maternelle : chaque femme, à l’heure de sa mort, enferme des papiers sur lesquels elle a écrit ses secrets et son histoire dans un petit coussin en forme de cœur, dont hérite la fille aînée. C’est ainsi que Lola, la postière, a cinq cœurs enfermés dans son armoire. Hormis ces cœurs et les fleurs de son jardin, elle est seule, et se convainc qu’être seule la satisfait totalement. Mais peut-on vivre heureuse en ayant clôt son jardin ? Lola se pose la question, peut-être finalement est-elle passée à côté de quelque chose. Et c’est alors qu’elle s’interroge que surgit dans sa vie l’écrivaine, venue s’installer quelques temps dans le village attirée par une vieille photo…

Dès les premières lignes, j’ai été à la fois happée par la poésie infinie de Carole Martinez, et par les synchronicités folles de ce roman qui vient en quelque sorte conclure mes recherches de ces dernières années. La question est de savoir si les secrets de nos ancêtres, ici matérialisés par les coeurs, peuvent avoir une influence sur nos vies, et la réponse est bien évidemment oui. Lola porte sur ses épaules ces secrets, transformés en malédictions, elle est boiteuse et toute sa vie a subi harcèlement et moqueries. La boiteuse est une figure de sorcière, de femme sauvage et elle s’est murée pour se protéger. Mais ça finit par craquer, les cœurs cousus qui laissent s’échapper leurs petits papiers, et la conscience de Lola : c’est ce moment où on ouvre les yeux et qu’on découvre que tout ce sur quoi on a construit sa vie n’était qu’une illusion, qu’on se croit heureux mais qu’on n’a fait que se mentir pour se protéger, qu’on s’est verrouillé émotionnellement. Qu’on est devenue une forteresse, et qu’on a envie d’être assiégée.

Alors l’amour, l’amour éternel, le désir, le sexe : lorsque le jardin clos est envahi par des roses au parfum puissant et qu’un cavalier y pénètre par une brèche : la puissance évocatrice des métaphores, la sensualité bouleversante avec laquelle Carole Martinez parle de cette pulsion de vie, de l’amour qui est cette énergie qui dépasse tout, même la mort : tout cela m’a totalement enchantée, bien évidemment, tout comme ce que dit Carole Martinez de l’écriture et dont la manière dont l’histoire qui veut être écrite nous hante.

Roman teinté de réalisme magique, conte merveilleux : ces Roses Fauves m’ont totalement subjuguée !

Les Roses Fauves
Carole MARTINEZ
Gallimard, 2020