Oser l’émerveillement (collectif)

Entretiens sur le bonheur

La faculté d’émerveillement que le désenchantement, la peur, le cynisme et l’indifférence recouvrent trop souvent de leur ombre est pourtant à l’œuvre en nous, comme humains qui pensons le monde et qui savons par nature que rien ne va de soi : l’émerveillement (thaumazein) est le commencement de la philosophie selon Platon. Tout ce qui nous est donné à vivre a une dimension proprement inouïe, voire miraculeuse.

Lorsque je travaillais sur le Journal d’émerveillement, je m’étais constitué toute une bibliographie à ce propos, dont ce livre faisait partie. Mais je l’avais laissé de côté (sinon je ne m’en sortais pas). Or le sujet de l’émerveillement m’intéressant toujours, évidemment, j’ai eu envie, l’autre jour, de lui donner sa chance.

Oser l’émerveillement est une série d’entretiens menés par Frédéric Lenoir et Leili Anvar entre 2012 et 2015 dans leur émission Les Racines du Ciel, dans laquelle ils abordaient toutes les formes de spiritualité.

Ici, il s’agit (sur le principe) d’inviter à un changement intérieur pour voir autrement, avec le cœur, et d’être disponible à l‘émerveillement.

Alexandre Jollien insiste sur le pouvoir de l’abandon à la vie et à l’expérience.

Thierry Janssen nous invite à donner du sens au bonheur, notamment par le biais de l’expérience optimale (le flow).

Bruno Giuliani réfléchit sur la conception spinoziste du bonheur, qui vient de la joie, joie d’agir en accord avec soi-même et avec les lois de l’univers.

Marion Muller-Colard parle elle aussi d’abandon et de redéfinir sa relation avec le divin, à partir du Livre de Job.

Christiane Rancé aborde la force de la prière (au sens large, la poésie étant elle-même une forme de prière) et l’expérience de l’extase.

Jacqueline Kelen déplore l’éradication de la réflexion métaphysique et de la recherche de transcendance dans notre société contemporaine.

Edgar Morin invite à sortir des oppositions qui n’en sont pas.

Nourritures spirituelles ?

Tout cela est globalement très intéressant : les auteurs nous invitent à réfléchir, à nous poser des questions, et en ce sens il est très stimulant et inspirant, certains textes plus que d’autres, cela va sans dire. Du reste, j’ai rarement été d’accord : l’ensemble, plus que spirituel, est assez religieux, et même chrétien, et la pinailleuse ascendant rebelle païenne que je suis n’a pas souvent été d’accord avec bien des choses dites.

Ce n’est pas du tout grave, c’est même plutôt intéressant, de se confronter : souvent, on cherche à construire sa pensée avec, par l’inspiration, mais il est tout autant intéressant de la construire contre, par l’opposition et le désaccord. Et en ce sens, cet ouvrage m’a pas mal nourrie, même s’il m’a aussi, par moment, affligée.

En réalité, le principal problème avec cet ouvrage, c’est que son thème me semble être davantage le bonheur, la joie, que l’émerveillement, ce qui n’est pas tout à fait la même chose, même s’il y a un lien. A part dans la préface de Leili Anvar, la question de l’émerveillement lui-même n’est abordée qu’au détour d’une phrase, et encore pas toujours.

Il s’agit donc d’un recueil intéressant, qui suscite la réflexion, mais pas comme je l’attendais.

Oser l’émerveillement (lien affilié)
Propos recueillis par Frédéric LENOIR et Leili ANVAR
Albin Michel / France Culture, 2016

Edwige, l’inséparable d’Edgar Morin

Un chant d’amour

Mon monde était suspendu à son monde. Il est vrai, j’avais une vie sans elle, mais cette vie était irriguée, nourrie de sève par sa vie. J’ai beaucoup aimé, mais elle fut la seule aussi profondément et intensément aimée.
Je voudrais pouvoir définir la nature de notre amour. Symbiose est insuffisant. On s’était enracinés l’un dans l’autre. On était entremêlés. C’était l’intégration mutuelle de l’un dans l’autre. Son être était dans mon être, pas seulement compagne aimante-aimée, mais mère et enfant à la fois : mon enfant maternelle.

Ce livre est un véritable coup de cœur, encore une fois. En lisant Amour, poésie, sagesse, j’avais été tellement touchée par la manière dont Edgar Morin parlait d’amour que j’ai voulu aller plus loin, et je suis tombée sur ce récit autobiographique, ode à la femme aimée qu’il vient de perdre. Par certains côtés, cet ouvrage ressemble beaucoup à  Lettre à D. d’André Gortz, en beaucoup plus développé et beaucoup plus poignant aussi : Gortz écrit à Dorine alors qu’elle est toujours vivante, et c’est ensemble qu’ils iront vers la mort. Edgar Morin écrit sur Edwige qu’il vient de perdre, et je dois dire que j’ai vraiment été très touchée et que j’ai même, en certains endroits, versé quelques larmes.

Un amour qui se remémore

C’est l’histoire d’un amour qui se remémore. L’ouvrage s’ouvre sur une ode au quotidien, aux petites choses, aux petits gestes, aux rituels qui font un couple et une vie. Tout devient sublime dans cette amour sans cesse à l’état naissant, tout est transcendé par l’amour mutuel : le café du matin, l’arrosage des plantes, la musique dans la voiture, le marché. Sans cesse les deux amoureux s’écrivent des petits mots, se font des petits dessins qui sont présents dans le livre.

Puis Edgar Morin nous fait le portrait de son aimée : une femme fascinante, marquée par des expériences douloureuses, une femme encore très enfant, vivant dans son monde imaginaire construit pour supporter la réalité, une femme intuitive et même parfois télépathe, refusant qu’un psy ne vienne violer les secrets de son être. Autant dire que je me retrouve beaucoup dans ce portrait : un être complexe, somme toute épuisant à aimer. Et pourtant, il l’aime. Leur histoire n’a pas été simple au début : beaucoup de retards, de rencontres manquées,  mais ils se retrouvent sans cesse sur la route l’un de l’autre, et au bout de dix-sept ans, plusieurs faux départs, des unions chacun de son côté, ils se retrouvent enfin, parce que tel était leur destin.

Des années de bonheur absolu, et puis vient la maladie, la mort, et pour Morin l’impossible deuil de celle qui irriguait sa vie, encore à la fois présente et absente. Ce deuil, il nous le raconte au jour le jour pendant plus d’une année, nous donnant à ressentir ces moments où la moindre chose devient mine émotionnelle et engendre le chaos.

Communiquer par-delà la mort

J’ai donc été très touchée par ce texte poignant. Un détail particulièrement m’a marquée, dont je ne suis pas certaine qu’Edgar Morin l’ait remarqué car il n’y fait pas référence : Edwige fumait beaucoup, et c’est d’ailleurs ce qui l’a tuée. Il essaie d’analyser cette dépendance : « Dans beaucoup de cultures archaïques, le souffle est assimilé à l’âme, et il se peut que le besoin d’aspirer et d’expirer un souffle qui à la fois apaise et stimule corresponde à un besoin de supplément d’âme« . Or, après la mort d’Edwige, Edgar Morin lui-même se met à fumer (de l’herbe…) et je ne serais pas surprise qu’inconsciemment, cela soit un moyen pour lui de communiquer avec son âme jumelle qu’était Edwige, par-delà la mort.

Quoi qu’il en soit, ce texte est une magnifique découverte, un réel plaisir de lecture même si on pleure beaucoup…

Edwige, l’inséparable (lien affilié)
Edgar MORIN
Fayard, 2009

Amour, poésie, sagesse d’Edgar Morin

La religion d’aimer

L’important, dans la vie, c’est l’amour. Avec tous les dangers qu’il comporte.

Dans ce petit essai (il est vraiment très court), qui se compose de trois conférences, Edgar Morin réfléchit sur l’entrelacement de l’amour, de la poésie et de la sagesse.

L’idée de départ est le concept d’homo demens, envers de l’homo sapiens. Car l’homme est bien, fondamentalement, demens, et c’est là paradoxalement sa sagesse : oui, être sage c’est, finalement, accepter la part de folie qu’il y a en soi, « il faut accepter la « consummation », la poésie, la dépense, le gaspillage, une part de folie dans sa vie… et c’est peut-être cela, la sagesse« .

L’amour et la poésie sont finalement les deux formes les plus évidentes de cette folie acceptée : l’amour est folie, il se compose d’une essence mythologique indéracinable qui nourrit nos fantasmes et il répond à ce que l’homme a de plus mystérieux, il est à la fois union des corps et union des âmes, que symbolise bien le baiser, qui est échange des souffles, le souffle incarnant dans diverses philosophies et religions l’esprit, l’âme. La fixation amoureuse est selon lui une expérience mystique, une expérience du divin, et en cela elle est aussi pari au sens pascalien, pari que l’on ne peut pas ne pas faire mais qui, en même temps, comporte un risque, « c’est pourquoi l’amour est peut-être notre plus vraie religion et en même temps notre plus vraie maladie mentale« . Quant à la poésie, elle est de même essence !

L’amour et la philosophie

Voilà en tout cas une lecture très stimulante. Je n’avais jamais lu Edgar Morin, mais en cherchant autre chose (je ne sais plus quoi) je suis tombée sur une citation tirée de cet ouvrage et j’ai eu envie de le découvrir. Et j’ai bien fait : j’aime énormément la vision de la vie et de l’amour de ce philosophe, et j’ai vraiment trouvé dans ses textes matière à nourrir ma réflexion personnelle sur la question, ce qui n’est pas rien, puisque l’amour est mon sujet.

Je vous encourage vraiment à le lire, c’est très court, clair et compréhensible (je ne suis pas très portée sur la philosophie car en général je ne comprends pas grand chose, mais là c’est très simple) et stimulant.

Amour, Poésie, Sagesse (lien affilié)
Edgar MORIN
Seuil