Un monde flamboyant, de Siri Hustvedt

Dans sa lettre, Harriet Burden revendique la responsabilité de la création des œuvres qui ont été présentées lors de trois expositions personnelles à New-York : L’Histoire de l’art occidental d’Anton Tish, Les Chambres de suffocation de Phineas Q. Eldridge et, plus récemment, Au-dessous, de l’artiste connu sous le nom de Rune. Le motif qu’elle donne est très simple : « Je voulais voir dans quelle mesure mon art serait reçu différemment en fonction de la personnalité de chacun des masques. » Elle maintient expressément que lorsqu’elle a exposé ses œuvres dans le passé sous son propre nom, peu de gens s’y intéressèrent, mais que son art sous pseudonyme, présenté derrière « trois masques masculins vivants« , a suscité l’intérêt tant des marchands d’art que du public, quoiqu’à des degrés différents. Burden appelle cela « l’effet de majoration masculine » et précise aussitôt que les femmes en sont affectées tout autant que les hommes : […] Toutes les entreprises intellectuelles et artistiques, plaisanteries, ironies et parodies comprises, reçoivent un meilleur accueil dans l’esprit de la foule lorsque la foule sait qu’elle peut, derrière l’oeuvre ou le canular grandioses, distinguer quelque part une queue et une paire de couilles.

Cela fait quelque temps que j’ai terminé ce roman, mais j’ai été jusqu’à présent dans l’incapacité totale d’en parler, tant il a fait sur moi forte impression. Et dire cela, c’est encore un euphémisme.

Il s’agit d’une mystification sur une mystificatrice : le roman prend ainsi l’allure d’une anthologie des carnets de Harriet Burden, rassemblés par l’historien de l’art I. V. Hess, qui y ajoute entretiens, témoignages et considérations personnelles dans les notes.

Mais qui est Harriet Burden ? Artiste plasticienne, elle renonce tôt à sa carrière, considérant son travail comme mal compris, et épouse le richissime galeriste Félix Lord. Mais après la mort de son mari, elle décide de revenir sur la scène artistique, mais masquée : elle choisit trois artistes masculins qui vont lui prêter leur nom.

Le premier mot qui me vient à l’esprit pour qualifier ce roman est « magistral« . Le second est « bluffant« .

Siri Hustvedt nous offre avec Un monde flamboyant une œuvre absolument admirable, tant sur le plan de la forme que du fond. La narration est maîtrisée de bout en bout, utilisant toutes les virtualités du dialogisme : les points de vue se multiplient au gré des témoignages, mais tous ne concordent pas exactement, et chaque locuteur a un avis différent sur les choses, sur Harry, sur le monde de l’art.

Cela pourrait partir dans tous les sens, mais cela tient parfaitement, et de manière tout à fait convaincante, car chaque locuteur a vraiment sa voix, son style, sa personnalité.

Quant au fond… j’ai rarement lu un roman aussi érudit et multipliant les références philosophiques, scientifiques, littéraires, et profond. Beaucoup de thèmes ici rendent la réflexion vertigineuse, mais tout finalement se rassemble dans une réflexion sur l’identité et les masques : Harriet multiplie les identités, les pseudonymes/hétéronymes, les avatars, qui font que sa vie elle-même finit presque par ressembler à une œuvre ; mais si l’on y réfléchit bien, la vie elle-même n’est-elle pas un masque, à commencer par le genre ?

Du coup, porter un masque par dessus le masque ne permet-il pas au contraire une plus grande authenticité ?

A chaque page, il y a un sujet sur lequel réfléchir, comme en témoigne mon exemplaire paré de multiples papillons colorés : l’art contemporain, la création, le jugement esthétique, le genre…

Siri Hustvedt réussit ici, en outre, le prodige de produire un discours méta artistique et critique sur des œuvres qui n’existent pas mais pourraient exister, et à se citer elle-même dans le discours d’Harriet, poussant jusqu’aux limites le brouillage entre le réel et le fictionnel.

C’est vraiment fascinant d’un point de vue créatif, et l’une des réflexions qui m’est le plus souvent venue à l’esprit en lisant, c’est qu’elle a sacrément dû s’éclater en l’écrivant.

Bref : Siri Hustvedt ne m’a pas convaincue avec ce roman, elle m’a littéralement cueillie. Ce n’est pas une lecture pour dilettante, mais c’est assurément, un des meilleurs romans de cette rentrée littéraire, pour moi.

Un Monde Flamboyant (lien affilié)
Siri HUSTVEDT
Traduit par Christine Le Boeuf
Actes Sud, 2014

42 réponses à « Un monde flamboyant, de Siri Hustvedt »

  1. Avatar de jostein59

    Quel enthousiasme! Il est certain que la culture de l’auteur est phénoménale, c’est d’ailleurs souvent le reproche des lecteurs…mais c’est un roman flamboyant que j’ai beaucoup aimé moi aussi.

    J’aime

    1. Avatar de Caroline Doudet

      Mais pourquoi lui reprocher son érudition ? C’est dommage !

      J’aime

      1. Avatar de jostein59

        Personnellement, Je ne lui reproche pas, bien au contraire.

        J’aime

  2. Avatar de Mark in Mayenne

    Peut-etre trop difficle pour moi?

    J’aime

  3. Avatar de Lzarama

    On m’a prêté ce roman qui attend sagement que je termine un de ses confrères… J’ai à la fois hâte de l’entamer et un peu la trouille aussi… 🙂

    J’aime

    1. Avatar de Caroline Doudet
  4. Avatar de profplatypus

    Je te lis en diagonale pour l’instant car je l’ai justement commencé hier ! Mais au bout d’une cinquantaine de pages à peine je suis déjà très impressionné. C’est tout à fait dans la veine de Tout ce que j’aimais, que j’avais adoré, mais avec un dispositif beaucoup plus retors… J’y retourne, tiens, j ‘ai envie de voir jusqu’où ça va nous mener !

    J’aime

    1. Avatar de Caroline Doudet

      oooOOOOoooo aurions-nous enfin trouvé un terrain d’entente ? J’ai adoré Tout ce que j’aimais, mais à mon avis celui-ci est encore meilleur !

      J’aime

  5. Avatar de Leiloona

    Je plussoie entièrement ton billet : bluffant et érudit. A ne pas mettre en toutes les mains tant il est complexe, mais c’est vertigineux en effet ! 🙂

    J’aime

    1. Avatar de Caroline Doudet

      C’est vrai que c’est difficile, mais ça fait tellement de bien, parfois !

      J’aime

  6. Avatar de neojohnnykarlitch

    Formidable! Comme du Eco! Je vais me le procurer dare-dare.

    J’aime

    1. Avatar de Caroline Doudet

      Oui, c’est vrai, il y a quelque chose de Eco !

      J’aime

  7. Avatar de valmleslivres
    valmleslivres

    C’est un roman difficile mais qui n’a pas été mis en lumière comme il le méritait je trouve. C’est sans aucun doute le roman le plus complexe que j’ai lu en cette rentrée, et ça fait du bien.

    J’aime

    1. Avatar de Caroline Doudet

      Oui, je trouve aussi qu’on n’en a pas assez parlé !

      J’aime

  8. Avatar de keisha41
    keisha41

    Aïe, il me le faut! Hélas il est toujours emprunté, mais peu importe, j’attendrai.
    Chouette billet qui donne encore plus envie

    J’aime

    1. Avatar de Caroline Doudet

      Il mérite vraiment qu’on s’y arrête !

      J’aime

  9. Avatar de enigmathie
    enigmathie

    Ma prochaine lecture, j’ai encore plus hâte de le lire après avoir lu ton billet! =)

    J’aime

    1. Avatar de Caroline Doudet

      Bonne lecture alors !

      J’aime

  10. Avatar de Eva

    quel enthousiasme dans ton billet! je n’ai pas encore lu cet auteur, mais tu m’en as vraiment donné envie.

    J’aime

  11. Avatar de GentlemanW

    Vous m’avez conquis, je l’ajoute à la liste de future lecture

    J’aime

    1. Avatar de Caroline Doudet
  12. Avatar de noukette

    Quel bel enthousiasme !

    J’aime

    1. Avatar de Caroline Doudet

      Oui, là, franchement, je suis bluffée !

      J’aime

  13. Avatar de Invalid_Name
    Invalid_Name

    J’avais reçu et lu ce livre dans le cadre du prix Fnac, ça avait été mon gros coup de coeur. C’est un roman très riche et passionnant, qui repose sur des recherches très perceptibles en effet (j’ai même trouvé qu’il avait un petit côté thèse dans la forme). Une excellente lecture!
    Par ailleurs le titre en VO fait référence à l’un de mes romans préférés d’une romancière anglaise du 17e peu connue, The Blazing World de Maragaret Cavendish. Si tu veux prolonger un peu ta lecture je ne peux que te le conseiller, c’est intelligent, marrant, avec un fond de revendication féministe, vraiment très sympa.
    Bonnes fêtes de fin d’année!

    J’aime

  14. Avatar de cartonsdemma
    cartonsdemma

    Un roman érudit, exigeant, peut être un peu trop pour moi je l’avoue. Mais en le lisant je me suis dit qu’il te plairait sûrement, du coup je ne me suis pas trompée. Bises

    J’aime

  15. Avatar de Géraldine

    Bien tentant , mais je pense que je préfèrerai le lire en audio, je me rends compte que j’aime les livres qui font érudit en audio, je suis plus concentrée !

    J’aime

  16. Avatar de pralineries
    pralineries

    Bien entendu, je le note immédiatement ! Un peu déçue par Un été sans les hommes, je me demandais si Hustvedt me séduirait à nouveau autant qu’avec Tout ce que j’aimais.

    J’aime

  17. Avatar de neojohnnykarlitch

    Hé, j’ai oublié, mea culpa! Un: te dire à nouveau « merci » pour avoir contribué à ma découverte d’un auteur immense, Siri (des éblouissements pareils sont rares); deux: t’inviter à lire ma présentation d’ « Un Monde flamboyant » 🙂

    Semaine 19: Un Monde flamboyant, de Siri Hustvedt

    Aimé par 1 personne

    1. Avatar de Caroline Doudet

      Je suis ravie d’avoir permis à quelqu’un de découvrir Siri !

      Aimé par 1 personne

  18. Avatar de Le livre des illusions, de Paul Auster | Cultur'elle

    […] critique sur une filmographie qui n’existe pas (tout comme le fait Siri Hustvedt dans Un monde flamboyant avec des oeuvres d’art), et j’avoue un goût immodéré pour ces œuvres qui […]

    J’aime

  19. Avatar de Juste avant l’Oubli, d’Alice Zeniter | Cultur'elle

    […] ce rapport à la littérature : il est aussi, et surtout, un peu comme le fait Siri Hustvedt dans Un monde flamboyant, de donner vie à l’oeuvre d’un écrivain qui n’existe pas et dont on aurait […]

    J’aime

  20. Avatar de Les filles au lion, de Jessie Burton | Cultur'elle

    […] création féminine, m’ont passionnée, non sans me rappeler d’ailleurs le prodigieux Un Monde Flamboyant de Siri Hustvedt ou Big Eyes de Tim […]

    J’aime

  21. Avatar de Souvenirs de l’avenir, de Siri Hustvedt : la femme de l’autre côté du mur – Cultur'elle

    […] Si je n’ai pas encore lu son dernier essai dont pourtant le sujet me passionne (Une femme regarde les hommes regarder les femmes : tout un programme), je me suis précipitée sur ce roman, le premier qu’elle publie depuis le stupéfiant Un monde flamboyant.  […]

    J’aime

  22. Avatar de Poison florilegium, d’Annalena McAfee : les vénéneuses – Cultur'elle

    […] Un roman absolument prodigieux qui mêle réflexions sur l’art, la création au féminin et thriller. Pour tout dire, je me suis laissé mener par le bout du nez : la construction ingénieuse nous fait suivre Eve la veille de Noël sur le chemin du retour à son atelier, après l’achèvement du Poison Florigelium, et le roman se construit par séries d’analepses, de la jeunesse d’Eve au jour même. C’est alors une plongée dans un questionnement sur l’art contemporain, les performances, et la place des femmes dans l’art : Eve peint des fleurs, et subit le mépris car voilà, les fleurs c’est féminin, c’est mignon, mais ce n’est pas du grand art. Il est aussi question de maternité, qui ici est un frein à la création (et Eve préfère ses tableaux), et de renaissance du désir : cela donne un ensemble subtil et profond, très sensuel par moment, sur la beauté et le sexe et le danger et cela m’a beaucoup fait penser au magnifique Un monde flamboyant de Siri Hustvedt. […]

    J’aime

  23. Avatar de Le livre des illusions, de Paul Auster – Caroline Doudet

    […] critique sur une filmographie qui n’existe pas (tout comme le fait Siri Hustvedt dans Un monde flamboyant avec des œuvres d’art), et j’avoue un goût immodéré pour ces œuvres qui […]

    J’aime

  24. Avatar de Juste avant l’Oubli, d’Alice Zeniter – Caroline Doudet

    […] ce rapport à la littérature : il est aussi, et surtout, un peu comme le fait Siri Hustvedt dans Un monde flamboyant, de donner vie à l’œuvre d’un écrivain qui n’existe pas et dont on aurait […]

    J’aime

  25. Avatar de Les filles au lion, de Jessie Burton – Caroline Doudet

    […] création féminine, m’ont passionnée, non sans me rappeler d’ailleurs le prodigieux Un Monde Flamboyant de Siri Hustvedt ou Big Eyes de Tim […]

    J’aime

  26. Avatar de Souvenirs de l’avenir, de Siri Hustvedt : la femme de l’autre côté du mur – Caroline Doudet

    […] Si je n’ai pas encore lu son dernier essai dont pourtant le sujet me passionne (Une femme regarde les hommes regarder les femmes : tout un programme), je me suis précipitée sur ce roman, le premier qu’elle publie depuis le stupéfiant Un monde flamboyant.  […]

    J’aime

  27. Avatar de Poison florilegium, d’Annalena McAfee : les vénéneuses – Caroline Doudet

    […] C’est alors une plongée dans un questionnement sur l’art contemporain, les performances, et la place des femmes dans l’art : Eve peint des fleurs, et subit le mépris car voilà, les fleurs c’est féminin, c’est mignon, mais ce n’est pas du grand art. Il est aussi question de maternité, qui ici est un frein à la création (et Eve préfère ses tableaux), et de renaissance du désir : cela donne un ensemble subtil et profond, très sensuel par moment, sur la beauté et le sexe et le danger et cela m’a beaucoup fait penser au magnifique Un monde flamboyant de Siri Hustvedt. […]

    J’aime

Répondre à noukette Annuler la réponse.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Je suis Caroline !

Portrait plan américain d'une femme châtain ; ses bras sont appuyés sur une table et sa maingauche est près de son visage ; une bibliothèque dans le fond

Bienvenue sur mon site d’autrice et de blogueuse lifestyle, sur lequel je partage au quotidien ma manière poétique d’habiter le monde !