Dans la bataille des romantiques, la frontière entre le monde des artistes peintres et celui des hommes de lettres était floue. Les tableaux des Laurens, des Signol n’illustraient-ils pas les tragédies si prisées de Shakespeare et les romans historiques de Walter Scott ? Et dans les ateliers, il y avait autant de tableaux que de livres. Les peintres lisaient comme ils peignaient, puisant leur inspiration dans les journaux et les romans. Elle-même s’était mise à voir la peinture comme une occupation suspecte, inférieure à l’écriture ; cela datait de son retour d’Italie. A quoi bon tant d’efforts et de travail, pourquoi s’isoler dans un atelier et peindre des images, alors que le monde était agité de soubresauts, de révoltes et de combats, commentés, éclairés par la plume des journalistes et des écrivains ? Mais elle avait eu une médaille, des commandes, il fallait bien vivre
Je ne sais pas pourquoi (magie de la synchronicité ? Mais alors dans quel but ?) je suis très XIXe en ce moment, et très Victor Hugo… L’autre jour, lorsque je suis allée visiter l’exposition sur les artistes de la famille, j’ai noté le talent évident de Julie Duvidal, et c’est comme ça que j’ai fini par me retrouver à lire cette biographie que lui consacre Caroline Fabre-Rousseau.
Julie Duvidal de Montferrier, peintre d’histoire et portraitiste, est surtout connue pour avoir été la belle-sœur de Victor Hugo, dont elle a épousé le frère aîné Abel. Mais elle était surtout une peintre de talent, que l’on a un peu oubliée, mais qui mérite d’être découverte, et cette biographie se propose donc de nous y aider.
Exercice difficile que celui de la biographie, et Caroline Fabre-Rousseau s’en sort avec les honneurs, nous brossant le portrait d’une femme toute en nuances.
Indépendante pendant longtemps, elle vit de son art, expose aux Salons, répond aux commandes, et parvient ainsi à subvenir aux besoins de sa famille.
C’est qu’elle a eu la chance d’avoir un père intelligent et assez progressiste, ce qui n’est pas le cas de tout le monde, à commencer par notre Totor national qui, dans sa prime jeunesse, a sur le sujet des idées idiotes : une femme artiste, selon lui (et beaucoup) n’est qu’une prostituée, et il la méprise pour ça — plus tard, il essaie de la mettre dans son lit, avant qu’elle n’épouse Abel.
De fait, Victor Hugo n’apparaît pas toujours à son avantage dans ce texte, inconstant, égoïste et ombrageux. Au contraire, on découvre avec plaisir Abel, que l’histoire a laissé dans l’oubli, et qui mérite d’être connu.
Au-delà des personnages, Caroline Fabre-Rousseau redonne vie à une époque ; de très belles pages sont consacrées à la peinture, au Salon, on croise un Delacroix encore jeune, et des ponts s’établissent entre la littérature et la peinture.
A travers le personnage de Julie, elle interroge également le statut des femmes artistes. On l’a vu, malgré une conduite irréprochable (selon les idées de l’époque), elle est considérée comme une « femme publique », même si son talent est reconnu, qu’elle expose au Salon et y est primée, qu’on lui commande des tableaux ; en outre, elle est prise dans une espèce de contradiction : si la peinture lui permet, à certains moments de sa vie, de subvenir aux besoins de son entourage, cela ne lui plaît pas ; en fait, elle aurait toujours voulu peindre en amateur.
Elle ne se donne pas entièrement à son art, finalement, et dès qu’elle en a l’occasion, elle laisse de côté ses pinceaux pour assumer « ses devoirs d’épouse et de mère ».
Une biographie fort instructive donc, sur un personnage qui mérite d’être plus connu. A quand une rétrospective Julie Duvidal dans un grand musée parisien ?
La belle-soeur de Victor H
Caroline FABRE-ROUSSEAU
Chèvre-feuille étoilée, 2016